6. Il y a une raison à tout...

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J'aime quitter le travail à l'heure, mais là j'aurais fait n'importe quoi pour avoir des heures supplémentaires. C'est Sacha qui me met dehors en me disant de ne pas être couarde. Je suis sûre qu'elle n'attend que mon départ pour aller se payer une bonne tranche de rire avec M. Parot, qu'elle appelle par son petit nom avec une petite inflexion de voix qui en dit long sur ses intentions à son égard.

Je prends le chemin de la maison en pilote automatique, tant les pensées se bousculent dans ma tête. Devrais-je changer d'itinéraire, repousser cette entrevue à plus tard, feindre l'imprévu, me barricader chez moi ? Ne devrais-je pas signaler un cas de harcèlement sexuel sur le lieu de travail ? J'arrive trop vite à mon goût à proximité de l'escalier. J'entre d'abord dans une supérette non loin, visite les rayons, compare les prix... Non, ce n'est pas sérieux, il a dit qu'il m'attendrait. En même temps, c'est complètement farfelu, n'est-ce pas ?

Je décide de procrastiner ce moment plus qu'embarrassant, et je fais un long détour pour rentrer chez moi. J'arrive quarante minutes plus tard que d'habitude, énervée et me sentant vaguement coupable. J'ai bien le numéro de Damien, mais il est hors de question que je l'appelle. D'ailleurs, lui-même n'essaie pas de me contacter, donc il n'est probablement pas sur le lieu de rendez-vous, ou bien il est déjà parti. Peut-être qu'il a repris ses esprits. J'entre le code du sas d'entrée et je me dirige vers l'ascenseur. Il me faudra bien plus que des jeux vidéo pour calmer ma gêne ce soir, je le sens. A l'étage de mon appartement, je prépare mes clefs, et au détour du couloir, je le vois, assis à côté de ma porte, les bras autour des genoux et la tête appuyée sur le mur. Son sac est posé près de lui, ouvert ; des copies marquées de rouge sont éparpillées sur le sol. Il range ses feuilles dans son sac tranquillement quand il me voit, et se lève. Il m'adresse un sourire un peu triste et attend que je m'approche. Il est évident qu'il avait prévu que je tenterais de l'éviter.

J'hésite : dois-je le faire rentrer chez moi ? Je suis battue à mon propre jeu ; d'accord, je l'accepte. Quand je tourne la clef dans la porte, il fait un pas vers moi, il est tout près encore, je sens son souffle sur mon visage. J'ouvre la porte, et je le fais entrer en premier, en silence. Mon appartement est un appartement de femme libre et solitaire. Ma loi ne suit que mon plaisir et mon confort ; je suis chez moi, dans mon désordre, mes renoncements et mes négligences. Il jette un coup d'œil circulaire dans le studio et commence à enlever ses chaussures.

- Non, ce n'est pas grave, dis-je.

Trop tard, il est déjà pieds nus, à l'aise, dans mon espace. Je referme la porte derrière nous, et je me déchausse aussi. Il fait sombre, car je baisse les volets avant de partir le matin, pour éviter que les rayons de soleil entrants n'incommodent mes équipements informatiques et mes consoles de jeux. Je vais remonter les volets, et la lumière inonde la pièce. Il fait encore beau dehors. J'ouvre un peu la fenêtre. Peut-être pour me jeter dans le vide plus tard, on ne sait jamais. Quand je me retourne, il est en train de détailler avec grand intérêt quelque chose sur mon bureau, près de l'ordinateur. Je lui fais signe de s'asseoir sur le fauteuil du bureau, je m'assois sur un tabouret, face à lui. Je tremble un peu, mais je ne vais pas me laisser emmerder chez moi.

- Qu'est-ce que c'était, tout à l'heure ?

Le fauteuil est à roulettes, il se rapproche jusqu'à ce que nos genoux se touchent et plonge son regard dans le mien. Il n'a plus l'air nerveux, il est confiant et même plutôt amusé.

- C'était une invitation à sortir ensemble, répond-il tranquillement.

Il prépare quelque chose, je le sens. Je ne me souviens pas d'avoir donné des signes d'intérêt, et je me suis débarrassée de ma gaucherie du premier jour, après notre confrontation.

D'Est en OuestOù les histoires vivent. Découvrez maintenant