11. La nuit à l'école

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Après cette rencontre avec Gabrielle, notre relation devient en quelques semaines plus intense, comme si le fait qu'il me montre son secret me permet de lui faire enfin confiance. Au collège, je ne me soucie plus des rumeurs, et je ne crains pas non plus de recevoir ses témoignages d'affection. Notre couple gagne en maturité, peut-être. Dans le privé, je perds le contrôle petit à petit, au contraire. A présent que Damien sait que Gabrielle est la bienvenue chez moi, il l'envoie envahir ma vie et déranger mes habitudes systématiquement. Elle installe des effets dans mon armoire et dans ma salle de bains. Moi qui n'aime pas sortir, je me retrouve soudain fardée, habillée et parfumée pour aller en soirée avec ma nouvelle amie délurée. C'est toujours impressionnant pour moi de voir la transformation de Damien en Gabrielle ; je ne parviens pas à m'y habituer. Toujours, il s'amuse de mon étonnement, et Gabrielle laisse bien volontiers son alter ego me réclamer des baisers, sous la perruque, les soutifs rembourrés et le maquillage. Lorsque nous sommes de sortie, rien ne trahit notre lien, on dirait deux copines en quête d'aventures. Même au retour de nos escapades, dans les rues sombres dangereusement désertes, elle ne sort pas de son rôle.

Et puis un vendredi soir, ou plutôt un samedi matin, nous rentrons chez moi sous la pluie. Même si je n'aime pas trop l'idée, nous prenons le même chemin que celui que j'emprunte habituellement dans la journée pour rentrer du collège, car il est plus rapide. Cette fois-ci, il y un groupe d'hommes en bas, qui discutent en fumant, à l'abri sous les marches. Ils sont cinq. Ils nous repèrent et commencent à nous appeler et à nous siffler. Alors que nous arrivons au bas des escaliers, les hommes s'avancent vers nous avec des sourires peu rassurants et des paroles qui ne laissent aucun doute sur leurs intentions. Damien jure et se met à regarder autour de nous. Il n'y a personne pour nous aider.

- Salut, les filles, dit un des hommes. Vous allez où, comme ça ?

Ils sont plusieurs à regarder Damien avec beaucoup d'intérêt. J'ose à peine imaginer ce qu'ils veulent faire à la femme qu'elle paraît être pour eux.

- Même pas en rêve !

Instinctivement, je m'interpose entre eux et elle. Damien lâche un juron, il m'agrippe par le bras.

- Mais ça va pas, non? crie-t-il en me tirant pour me placer derrière lui.

Les hommes sursautent et le fixent avec des yeux ronds.

- Putain, c'est un mec ?! crie l'un d'eux.

Tout à coup, c'est le désordre, certains avancent, d'autres reculent. Damien semble se souvenir de lointains cours de karaté de son enfance et se met en garde, et sa pose semble les faire douter quelques secondes. Puis ils se mettent à ricaner, et j'imagine qu'un karateka en perruque, robe et talons hauts ne doit pas impressionner bien longtemps. Soudain, une sirène retentit dans la rue au-dessus de nos têtes, et les lumières des gyrophares d'un véhicule éclairent en contrebas. La voiture de police ne s'arrête pas, mais ils déguerpissent tous. Damien se tourne vers moi et me fait signe de le suivre.

- Je propose une retraite stratégique, dit-il. Il faut partir aussi loin que possible avant qu'ils ne reviennent avec des renforts et un véhicule.

Il saisit ma main et nous nous mettons à courir sous la pluie. Je me demande comment il peut aller aussi vite sur cette hauteur de talon. Avant de nous en rendre compte, nous nous retrouvons sur le chemin du collège. C'est le week-end, l'établissement est fermé. Nous escaladons la grille pour entrer par le parking : il me soulève par les hanches, puis se hisse à son tour. Nous parvenons à entrer dans le bâtiment, dans l'aile de l'administration, par la cour avec une clef sur mon trousseau. Planqués sous le niveau des fenêtres, nous attendons, à l'affût du moindre bruit suspect. Nous retenons notre souffle. Les secondes passent, puis les minutes. Nos corps se détendent à l'idée que nous avons peut-être échappé à nos assaillants.

- Allons à l'infirmerie, il y aura peut-être des serviettes, dis-je.

Je grelotte. Toujours en évitant de nous montrer derrière les vitres, nous atteignons la salle, que nous ouvrons avec le passe de mon trousseau à nouveau. Il y a un lit, sur lequel Damien s'assied pour enlever ses chaussures, et sur le lit, une couverture. Je m'assieds en tailleur sur le sol, le dos au mur.

- Déshabille-toi, dit-il.

Je le regarde sans comprendre.

- Nos vêtements sont mouillés.

Sa voix vacille un peu sur la fin. Je fais comme si je n'avais pas entendu. Nous nous fixons un moment en silence, et puis il se lève, enlève sa perruque trempée, saisit la couverture et vient vers moi. Mon cœur se met à battre très vite, très fort. Il est très beau ainsi, androgyne, vulnérable et déterminé. Je veux le lui dire, mais j'ai l'impression d'avoir la gorge nouée. Il s'accroupit puis s'agenouille devant moi. Quand ses mains touchent ma poitrine pour défaire les boutons de ma chemise, je frissonne. Il m'embrasse. Ses lèvres ont le goût chimique des cosmétiques, mais je m'efforce de l'ignorer. Très vite, le baiser nous enflamme. Je sais qu'il attend ce moment. Je me fais la réflexion que j'ai échappé aux hommes dans la rue, mais qu'il me serait difficile de lui échapper, à lui, là, maintenant. Je n'ai plus envie de me refuser à lui, de toute façon. Ses mains sont impatientes, elles vont toujours plus loin, me pressent toujours plus fort. Mon jeans est trop serré pour qu'il y passe une main ; malgré mon envie, j'hésite encore une seconde. Il arrache le bouton et dégage la fermeture éclair d'un coup brusque. Le craquement des coutures résonne entre nous comme un avertissement. Est-ce que le désir qui nous consume est bien le nôtre ou bien celui de la fiction qui nous a rapproché ? Est-ce bien Damien l'homme qui réclame mon corps, ou bien ce personnage improbable sorti de l'imagination débridée d'adolescentes. Je veux parler, mais il m'embrasse encore. Quand ses doigts touchent mon intimité, je m'agrippe brusquement à lui et me retiens de crier. Je sens qu'il veut parler aussi, mais ne sortent de sa gorge que des sons étouffés. Il a l'air de lutter, lui aussi, de douter, mais nous n'avons sûrement pas les mêmes questions. Nous nous interrogeons du regard, puis nous basculons, et il couvre mon corps de son corps. Tout se passe dans un silence entrecoupé de soupirs et de gémissements. Il est nerveux et impatient ; j'essaie de faire de l'humour, de me moquer de sa précipitation, mais il reste terriblement sérieux. Gabrielle a disparu depuis longtemps. Après la jouissance, il roule sur le côté en laissant une main sur mon dos.

- Désolé, dit-il. C'est pas génial, pour notre première fois.

- Sans parler du préservatif...

Il hoche la tête, essoufflé, en sueur.

- Je suis désolé, je n'arrivais plus à penser, j'attends depuis si longtemps, dit-il en m'étreignant très fort.

Puis il nous vient à l'idée qu'il y a peut-être despréservatifs dans l'infirmerie. Il finit par en trouver deux devant servir à ladémonstration lors des sessions de sensibilisation sur les maladiessexuellement transmissibles et le planning familial. Nous refaisons l'amour, àmême le sol. Cette fois-ci, nous prenons notre temps. Quand le désir s'apaise enfin,nous grimpons sur le lit et nous enroulons dans la couverture autour de noscorps enlacés.

D'Est en OuestOù les histoires vivent. Découvrez maintenant