8. Mais en fait, il est déjà pris?!

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Le lundi suivant, à peine arrivée, la conseillère d'éducation me convoque dans son bureau, en refermant soigneusement la porte.

- Damien m'a raconté que vous avez une relation particulière et un projet éducatif un peu délicat? dit-elle en plissant les paupières.

- Je sais, c'est un peu dur à croire...

Elle hoche vigoureusement la tête en signe de dénégation.

- Oh, ce n'est pas pour ça que je vous en parle, coupe-t-elle aussitôt. Vous faites ce que vous voulez à titre personnel. C'est juste que, sur le lieu de travail, c'est un peu plus compliqué à gérer quand une relation s'arrête ou finit mal. Et Damien avait l'air de dire que vous n'étiez pas très emballée par l'idée de vous exposer aux regards des uns et des autres. Je vous sais un peu procédurière, Fetnat, alors n'allez pas porter plainte pour harcèlement sexuel sans en discuter d'abord sereinement avec lui, hein ?

Je hoche simplement la tête, mais je félicite Damien intérieurement pour son anticipation digne de Machiavel. L'idée m'a bien effleurée. Maintenant que tout le monde est au courant de cette « relation particulière » et du « projet éducatif », je ne peux plus reculer, et tout le monde trouvera normal qu'il soit proche et entreprenant avec moi.

- Allez, raconte ! m'enjoint Sacha quand je reviens au bureau. Tu sors avec le Triste Sire ?

Les gars sont venus dans notre bureau aussi, ils sont pendus à mes lèvres. Je leur raconte succinctement l'arrangement. Ils me regardent avec des yeux ronds, médusés, puis les commentaires fusent.

- Mais comment il t'a enfumée, c'est pas possible ! s'écrie Sacha en pleurant de rire. C'est évident qu'il avait besoin d'une excuse pour te draguer.

Les gars sont moins catégoriques. Farid, qui aime bien faire des bons mots et des blagues, est particulièrement silencieux. Pendant que je parle, il fixe le sol sans bouger, comme sous l'effet d'une grande concentration.

- T'es au courant que des filles ont vu plusieurs fois une femme aller et venir chez lui ? dit Raymond, l'air très fier de lui.

Sacha jure, les sourcils de Farid s'arquent. Je suis un peu perdue. Je n'ai pas pensé à ça ; il a peut-être déjà une femme dans sa vie, quelqu'un qui partage son quotidien et qui ne risque pas d'apprécier ce qui est en train de se passer.

- L'enfoiré, c'est vraiment un connard ! tempête Sacha, avec des grands mouvements de bras.

Moi, je reste tranquille. L'étendue de la surveillance est un peu effrayante. Pas étonnant qu'il ait envie de faire quelque chose, mais leur donner du grain à moudre n'est certainement pas la meilleure solution. Quant à la femme... Je hausse les épaules, j'ai autre chose à faire, à penser.

Pendant la pause méridienne, Damien vient à la bibliothèque. Il est beau, son visage est joyeux malgré des cernes sombres sous ses yeux. Il y a des élèves dans la salle, il m'entraine derrière les étagères du fond pour m'embrasser. Je me laisse faire, je réfléchis.

- Je ne suis pas le seul à penser que la robe te va bien, dit-il avec un grand sourire.

Ah, la photo ? Je l'observe attentivement.

- Tu l'as publiée ?

Il ne répond pas, mais il sort son téléphone portable et ouvre l'application pour me montrer la publication. 124 vues. Je calcule mentalement ; c'est crédible.

- Tu ne vas pas avoir de problèmes avec ta famille ?

Son visage se rembrunit tout à coup, et fait une moue avec sa belle bouche.

- Ça ne les regarde pas.

Je n'insiste pas. Des élèves veulent emprunter des livres et m'appellent au comptoir. Pendant que j'enregistre les emprunts, leurs regards alternent entre Damien et moi.

- Oui, dit-il à leur adresse, on sort ensemble.

Punaise. Les enfants gloussent et pouffent de rire en voyant la tête que je fais, prennent leurs livres et se sauvent presque en courant.

- Je ne sais pas si c'est une bonne idée...

Il n'y a plus d'élève dans la salle, il n'attendait que ça. Il m'enlace et pose un baiser dans mon cou. Je tressaille, c'est pénible, cette façon de m'envahir physiquement sans prévenir, comme s'il était en terrain conquis.

- Tu avais dit que tu essaierais de ne pas être lourd.

Il hoche la tête et resserre son étreinte.

- J'ai menti, chuchote-t-il à mon oreille.

Pas besoin d'élaborer, je vois le scénario : une bibliothèque déserte, une femme, un homme... Et l'imagination débridée d'adolescentes toutes plus folles les unes que les autres.

- C'est dans le texte ?

Il acquiesce en se détachant de moi.

- Je n'y peux rien, je ne peux pas m'empêcher de le lire.

Vive le libre arbitre. Je le repousse un peu plus loin de moi et je m'appuie sur le comptoir.

- Ce n'est pas comme si nous ne nous plaisions pas du tout.

Il s'approche à nouveau mais je l'esquive, et je vais ouvrir en grand la porte de la bibliothèque.

- Ça suffit pour aujourd'hui.

Il hoche la tête et sort sans plus rien ajouter. Je refermela porte derrière lui et m'y adosse, soudain épuisée. La confusion entre laréalité et la fiction commence à me poser un sérieux problème. Il faut que jetrouve les marionnettistes et que je mette fin à ce mauvais spectacle avantqu'il n'y ait de la casse. 

D'Est en OuestOù les histoires vivent. Découvrez maintenant