9. L'autre femme

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Retrouver les autrices ne prend que quelques minutes pendant la récréation de l'après-midi. Elles sont déjà bien populaires dans le collège, et pourtant, elles ne paient pas de mine. Rien ne les distingue de la masse. Elles pouffent de rire en me voyant arriver. J'ai envie de les attraper par les cheveux et de les traîner par terre.

- Ça vous amuse de fatiguer vos profs, comme ça ?

Elles haussent les épaules et s'en tapent cinq. Je rêve.

- C'est pour quoi, cette fois-ci ? demande l'une d'elles en me lorgnant. On est occupée ; Sacha est déjà passée pour demander les infos sur la nana de Damien.

J'aimerais bien la remercier pour cet effort, mais ce n'est peut-être pas ce qu'il fallait faire.

- Arrêtez d'écrire vos conneries et apprenez plutôt vos leçons, je leur dis, énervée. C'est quoi ces moyennes pourries dans toutes vos matières ?

Elles éclatent de rire, puis elles m'ignorent, tout simplement. Vive la jeunesse. Il est temps que je parte, mais je reste à râler malgré moi. Enfin, la deuxième gamine se plante devant moi et dit :

- Arrêtez de nous accuser parce que Damien vous trompe avec une autre meuf. Nous, on vous a rien fait. En plus, c'est un peu votre faute, parce que l'autre, elle est féminine, elle se maquille, elle s'habille et tout, et vous vous êtes tout le temps en jeans, c'est normal qu'il aille voir ailleurs.

Bon, c'est bon ; il n'y a vraiment plus de respect dans la nouvelle génération. J'ai envie de répondre que c'est peut-être elle qu'il trompe avec moi, mais franchement, ça n'en vaut pas la peine. Je retourne dans le bureau, et je m'assieds pour réfléchir. Assez rapidement, je trouve l'adresse de Damien et je me convaincs qu'il faut que je me fasse une idée par moi-même. Bien sûr, il faut que je lui demande, vu qu'il n'aborde pas le sujet de lui-même, mais justement...

Le soir, après le débriefing, je me lance :

- Il paraît que tu es déjà avec quelqu'un ?

Il sursaute, et je vois la panique dans ses yeux.

- C'est pas ce que tu crois...

Je pousse un soupir de soulagement : ah, enfin l'univers se remet à fonctionner comme d'habitude ! Je trouvais ça bizarre que les choses se passent de manière si facile et transparente. Bien sûr qu'il a déjà une copine, qu'il est en train de se foutre de moi devant toute l'école, que je suis la pétasse de service, la célibataire désespérée, la fille pas féminine qu'on n'a pas besoin de respecter !

- T'inquiète, je ne suis pas si naïve, je lui dis. Il faut juste rester cohérent, et puis franchement, ça me fait passer pour une idiote, mais bon, j'ai l'habitude.

Il me regarde bizarrement, l'air blessé, je lui fais un clin d'œil et je me lève. Il se lève aussi, mais on dirait qu'il est très fatigué, tout à coup. Le poids de la culpabilité doit le travailler un peu, quand même. L'ambiance est désagréable, je me dépêche de prendre mes affaires pour rentrer.

- Tu veux la rencontrer ? demande-t-il.

Dans ma tête, j'imagine toutes sortes de choses délirantes : proposition de plan à trois, crêpage de chignon, mise en concurrence... J'ai un petit pincement de cœur.

- Non, pas la peine ; mais j'espère que tu l'as prévenue. Il ne faudrait pas qu'elle vienne faire un scandale.

A nouveau, son visage exprime une sorte de tristesse.

- Je te rassure, elle ne fera pas de scandale. Je n'avais pas pensé que les filles l'avaient repérée, elles sont pires que le KGB. Je te la présenterai bientôt. J'espère que vous pourrez vous entendre.

Mouais, parce que je n'ai que ça à faire ? Je prends mon sac et je le plante là. Le sujet me préoccupe pendant plusieurs jours, et le silence gêné qui accueille mon entrée dans le bureau me prouve que je ne suis pas la seule. Damien a l'air distant et pensif, il ne vient plus à l'improviste le midi à la bibliothèque. Au moins, les briefings et débriefings sont plus rapides, plus efficaces. C'est déjà ça de gagné.

Et puis un samedi soir, on sonne à ma porte. En dehors de la livraison de mes commandes et de Sacha parfois, je m'enorgueillis de ne pas recevoir de visite imprévue. Lorsqu'une telle chose se produit, je fais tout simplement comme si je n'étais pas là : je ne réponds pas. Par le judas, je découvre une femme assez grande, avec de longs cheveux bouclés. Elle ressemble à un mannequin de magazine. Elle est vraiment belle, maquillée comme une star hollywoodienne, sa robe sombre lui va superbement. Elle sourit et replace une mèche de cheveux derrière son oreille. J'ai un très mauvais pressentiment, mais j'ouvre.

- Bonjour.

Elle me tend sa main pour me saluer, avec un grand sourire et un petit hochement de tête qui anime sa chevelure. Je suis fascinée par son geste, mais je n'y réponds pas.

- Bonjour Fetnat, c'est bien ça ? Je viens vous voir de la part de Damien...

Et à peine a-t-elle dit cela qu'elle me bouscule et entre chez moi. Elle enlève rapidement ses chaussures à talons et va s'asseoir à mon bureau sans hésiter. Ok, il va y avoir de la baston, c'est obligé. Je pousse un cri de rage et je claque la porte.

- Dites donc, vous vous croyez où ?!

Elle pose un coude sur la table, le menton dans sa main, et elle me regarde avec l'air narquois.

- Et tu vas faire quoi ? dit-elle.

Sa voix me paraît familière, mais je n'arrive pas à la situer. Je serre les poings et je m'avance vers elle. Mademoiselle Sans-gêne va regretter d'être rentrée chez moi.

- Alors comme ça, tu es le petit quatre heures de Damien ?

Sa question m'a stoppée net. Son « quatre heures » ?! Je ne trouve rien à répondre. Je n'ai pas envie de me justifier, ni envie de paraître y donner trop d'importance.

- Alors c'est à cause de vous que je passe pour une briseuse de ménage ?

Elle sort son téléphone de son sac, pianote quelques secondes et me le brandit sous le nez en se levant.

- C'est à cause de ça.

Je prends le téléphone qu'elle me tend, elle se place à côté de moi, tout près, pour lire par-dessus mon épaule. J'ai beau fixer l'écran, je ne comprends rien, assaillie par l'odeur de son parfum, la crainte d'une attaque surprise et la désagréable impression que la situation échappe à mon contrôle. Je veux m'écarter un peu, mais elle met ses bras autour de mes hanches. J'hallucine. Je pousse un juron et tente de me dégager, mais elle est trop forte. Il n'y a pas de mot pour décrire ma confusion quand elle me serre contre elle en rigolant ; j'ai l'impression que mon corps s'est vidé de mon sang. Ai-je laissé entrer une folle furieuse chez moi ?

Je me ressaisis, je la repousse. Quelle que soit sa relation avec Damien, je ne me sens pas concernée. Elle peut discuter avec lui directement, et je ne veux même pas entendre parler de plan à trois. Je jette son téléphone et me libère de sa prise par un mouvement de self-défense.

- Vous êtes là pour quoi, en fait ?

Elle rajuste ses cheveux en souriant et tend à nouveau la main.

- Allons, Fetnat, mon visage ne te dit rien ?

Je la regarde avec attention. Je remarque que les yeux maquillés sont bridés, et que la structure et la forme de son visage, ainsi que la ligne de son cuir chevelu, me sont familières. Enfin, la lumière se fait dans mon esprit.

- Oh, vous devez être la sœur de Damien ?

Elle hoche la tête en riant.

- Presque.

Elle avance vers moi et met une main sur ma nuque pour m'attirer à elle. Je la vois venir, alors je mets ma main entre nos lèvres. Elle éclate de rire, et là je comprends qui elle est, car je reconnais ce rire. Sans blague ?! 

D'Est en OuestOù les histoires vivent. Découvrez maintenant