10. Le cahier de Pandore

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Comment décrire ces émotions, cette situation ? Je suis fascinée par l'allure de de celui que je prenais une minute plus tôt encore pour une petite amie jalouse. Je n'avais jamais vu un homme travesti d'aussi près, et jamais je n'aurais cru pouvoir tomber dans le panneau. Il me dévisageait pourtant, hilare, une main sur la poitrine, comme une précieuse.

- Tu devrais voir ta tête, parvient-il à dire entre deux accès de rire.

Je tire une chaise et m'assieds, bouche bée. Je pense que, même dans mes délires de coquetterie, je n'ai jamais ressemblé à cela. Son rire se calme, et il se met à prendre des poses pour que je l'admire, puis il semble se lasser, et tout en gardant une attitude plutôt maniérée, il reprend son ton habituel.

- La voilà, la femme avec qui je vis, dit-il. Elle s'appelle Gabrielle. Elle adore faire la fête et faire tourner les têtes, mais elle ne peut se lâcher que quand Damien le décide. D'accord ?

Comme je ne réponds pas, il insiste :

- Je ne suis pas schizophrène, je n'ai pas de personnalité multiple ; je suis juste un peu excentrique. Ça ira ?

Je hoche la tête lentement. Les yeux rivés sur son buste ; c'est clairement un bonnet D. Je jette un coup d'œil à ses escarpins, dont les talons font bien quinze centimètres. Comment court-il avec tout ça ?

- Il ne court pas, je murmure, perdue dans mes pensées.

Son regard suit le mien et il éclate de rire.

- Non, en effet, je ne cours pas, dit-il en me prenant par les épaules pour me faire lever.

Recevoir un baiser profond d'un homme déguisé en femme est une expérience étrange. Au début, je résiste, et puis je me souviens que c'est Damien, alors je me détends, mais le goût du rouge à lèvres me surprend, et je m'écarte de lui rapidement. Il tente à nouveau de m'embrasser, puis renonce devant ma résistance.

- Je comprends, dit-il en haussant les épaules. Ça me suffit si tu aimes au moins Damien.

Nous nous comprenons sans entrer dans le détail, et il se dirige vers un sac qu'il a posé sur mon bureau en entrant. Il en sort un cahier écorné et décoré de nombreux dessins, autocollants et paillettes.

- Voilà l'origine de tous nos maux, annonce-t-il d'un ton théâtral.

Je saisis le cahier qu'il me tend, et je le feuillette rapidement. Des pages et des pages d'écritures changeantes et de fautes de grammaire et d'orthographe défilent sous les yeux. A certains endroits, il y a des collages de photos osées, des croquis de personnages de mangas, des cœurs percés de flèches avec des mentions surréalistes, des photos d'idols, de k-pop ou des acteurs. J'interroge Damien du regard, il hoche la tête. On y est. Je referme le cahier d'un coup sec et le jette par terre, loin de moi. Il va le ramasser et revient, les yeux brillants.

- Tu veux le lire ? demande-t-il en se plantant devant moi.

- Non, je ne lirai jamais ce torchon.

Il soupire en baissant la tête, il a l'air désespéré.

- Tu ne peux pas me faire ce coup-là, dit-il. Je ne veux pas être le seul à être hanté par ces passages érotiques.

Je comprends ce qu'il veut dire, je suis mal à l'aise. Les fantasmes décrits par ces adolescentes ont trouvé un écho en lui, mais il ne peut même pas en parler. Je lui refuse cet exutoire, et sa personnalité exubérante se heurte à ma nature réservée.

- Désolée.

Il secoue la tête. Quelques mèches de sa perruque lui barrent le visage.

- Gabrielle peut dormir chez toi, ce soir ? demande-t-il. Il est tard.

Je n'ai pas besoin de regarder l'heure pour savoir qu'il n'est pas si tard que ça, mais de toute façon, je suis d'accord.

- Gabrielle peut même dormir dans mon lit, si elle veut, mais Damien est persona non grata jusqu'à nouvel ordre.

Nous échangeons un sourire. Plus tard, je le regarde se démaquiller, comme dans un rêve. Quand je retrouve enfin ses traits habituels, je me rends compte qu'ils m'ont manqué. Je l'embrasse. Ça le surprend.

- Oh, c'est donc vrai qu'il suffit pour un homme dédaigné de s'afficher avec une autre femme pour éveiller l'intérêt de celle qui l'ignore !

Je ne dis rien, je le prends dans mes bras. Je le trouve cool.

- Si les filles se rendent compte que tu es Gabrielle, tu auras dépassé la fiction.

Il hoche la tête gravement.

- Mais c'est notre secret à nous.

J'acquiesce silencieusement. Voilà au moins une partiede notre étrange histoire qu'elles ne pourront pas écrire dans leur fichuefiction.

D'Est en OuestOù les histoires vivent. Découvrez maintenant