Chapitre 1

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J'ai vu le jour sous une nuit pluvieuse. De celles qui malmènent les parapluies, font claquer les volets et tombent en lourde mitraille sur les tuiles et les pavés. De celles qui engorgent les caniveaux et zèbrent le ciel de blancs. De celles qui ne rendent que d'autant plus appréciable le confort d'une épaisse couverture, ou la chaleur du bois crépitant dans la cheminée. Une nuit de novembre comme les autres pour Dunkerque.

Ma mère accoucha sur le trottoir. Non par envie, vous vous en doutez bien, mais parce que je ne leur ai pas laissé le temps de monter en voiture et de parcourir les quelques kilomètres qui les séparait du centre hospitalier.

C'est ainsi que me le conta mon père. Ce fut l'une des nombreuses discussions père-fils à laquelle j'eus droit. Mon paternel adorait ces moments qui n'étaient rien qu'à nous, loin de la maison et de l'étroite surveillance de la patronne, disait-il. Nous partions alors à la première heure et ne revenions qu'au coucher du soleil. C'est ainsi que j'appris à pêcher, à camper et à reconnaître quantité de plantes comestibles. Mon père aimait presque autant le camping que les livres, ce qui justifiait son goût pour nos excursions, et sa fâcheuse tendance à philosopher sur les grands questionnements de la vie.

« Le bonheur n'est pas très compliqué à trouver, mais les gens cherchent souvent au mauvais endroit. C'est ce qui le rend insaisissable. »

Il me la rabâchait sans cesse, ne l'expliquait jamais, et me laissait seul interprète de ces mots. Je n'ai jamais su si elle était de lui d'ailleurs, ou s'il l'avait piqué dans l'un des nombreux bouquins qui encombraient toute une pièce de la maison : son bureau. Assis sur son fauteuil en cuir tanné, derrière une table en acacia, il passait des jours entiers la plume à la main à écrire quelques articles pour la société dans laquelle il était chargé de communication. Lorsque le soleil commençait à décliner, il allumait quelques lampes vieillissantes qui diffusaient une douceur orangée. Il s'en accommodait depuis que ma mère lui avait interdit de s'éclairait à la bougie, après qu'il eut manqué de mettre le feu aux rideaux en flanelle. Il fit ses adieux au parfum de la cire se consumant petit à petit, et à la capacité qu'elles avaient de le placer dans la peau de Victor Hugo, son auteur référence. Heureusement pour lui, je tus la réserve de cierges qu'il dissimulait dans le double fond de son grand tiroir, et le fait qu'il profitait de l'absence de ma mère pour en allumer un ou deux en souvenir du bon vieux temps.

Ma mère était du genre autoritaire, c'était aussi un vrai cordon bleu. Elle nous régalait avec trois fois rien et parvenait à faire de quelques restes un véritable festin. Il n'y avait guère que les légumes qu'elle m'obligeait à manger qui obscurcissaient le tableau. Dans le salon, de chaque côté de la cheminée, elle exposait avec fierté les nombreux vinyles de sa collection. De la musique classique au rock'n'roll, du jazz à la pop, tout y passait. Je ne pense pas l'avoir déjà entendu dire qu'une chanson lui déplaisait. Quand elle ne cuisinait pas, elle passait son temps à côté de son tourne-disque, ou bien assise devant son piano.

J'adorais l'écouter et la voir effleurer ou abattre les touches d'épicéa. Les yeux fermés pour mieux ressentir les vibrations de chaque note, sa peau parcourue de chair de poule à mesure que l'intensité du morceau s'amplifiait : elle vivait sa musique. Haletante, elle s'en allait ailleurs, dans un monde dont elle seule possédait les clés. Elle essaya bien de m'y faire entrer, de me guider à travers ce défilé de touches noires et blanches, mais je n'étais pas habité par sa passion. Je ne voulais qu'une chose : qu'elle continue de jouer.

J'étais un petit garçon curieux par nature. Sans doute grâce à l'éducation de mes parents. Faut dire que je ne manquais de rien, et qu'ils s'évertuaient à ce que je sois aussi ouvert d'esprit que possible. On vivait en campagne, à quelques centaines de mètres de la ferme de monsieur Brignol. C'était un homme bien portant avec une épaisse moustache broussailleuse. Il m'effraya durant de longues années, mais lorsque je fus en âge de le comprendre, il se révéla être l'homme le plus gentil que j'eus la chance de rencontrer. Malgré sa cinquantaine révolue, il s'arrachait à la tâche du matin au soir. C'était un travail titanesque que de s'occuper de ses bêtes, mais il m'accordait toujours de son temps pour me faire découvrir les bons côtés du monde agricole. Je l'aidais à ramasser les oeufs le matin au prix de quelques coups de bec, je jouais avec ses deux chiens : Starsky et Hutch. (Oui, il était fan de la série télé). Il m'offrit même un petit bout de terrain pour m'y apprendre à planter mon premier potager. Rien de bien mirobolant, quelques tomates, des laitues, des radis et des carottes, mais je souriais à chaque fois que je le voyais à travers la fenêtre de ma chambre.

Parfois, lorsque monsieur Brignol avait un peu plus de temps pour lui, il m'emmenait dans son atelier pour que je l'aide à bricoler. Sa première passion c'était sa ferme, mais il n'était pas dénué d'intérêt pour la menuiserie et la sculpture du bois. Je n'oublis rien de ses enseignements, et aujourd'hui encore je saurais bâtir des abris à oiseaux. À l'époque, j'en disséminais à travers tout son jardin, notamment près de la marre derrière la grange. Ça avait été un véritable bras de fer avec la mairie pour avoir le permis de construire, m'avait-il raconté. Il avait tant insisté à coup de courriers recommandés que l'administration finit par céder. C'était un cadeau qu'il souhaitait faire à sa femme pour leurs vingt ans de mariage. Il fit les choses bien, en commençant par agrémenter les contours de roseaux, de parterres de fleurs et d'arbres fruitiers. Il installa ensuite un banc, une table ronde et quelques chaises confectionnées par ses soins, et acheva son oeuvre en insérant des carpes Koï dans le bassin fraîchement creusé. Louise fut réellement enchantée par ce présent. S'asseoir sur le banc, un livre dans une main et une tasse de thé dans l'autre, devint son rituel des soirs d'été. Monsieur Brignol la décrivait comme étant la femme la plus douce au monde, aussi fus-je vraiment triste d'apprendre qu'elle était décédée une dizaine d'années avant ma naissance. Un cancer fulgurant l'emporta à quarante et un ans, mon voisin n'eut plus jamais le coeur à s'ouvrir à la compagnie d'une dame.

À l'école, je n'avais aucun mal pour me faire des amis. Étant plutôt sociable, j'allais vers les autres sans me poser de questions. Je n'étais pas un meneur, mais pas un mouton non plus. Sans être le meilleur élève de la classe, j'avais de bonnes notes et n'attirais pas suffisamment l'attention pour être mis dans une case ou une autre. Je m'entendais avec tout le monde, car je veillais toujours à arrondir les angles. Il est facile de deviner les mots à employer dès lors que l'on souhaite brosser notre interlocuteur dans le sens du poil. Quelque part, je jouais beaucoup de rôles... J'aurais sans doute fait un bon acteur. Je ne pense pas avoir eus de réels amis à l'école primaire, seulement des connaissances dont j'ai depuis oublié les noms et les visages. À mon sens, il était important de se faire bien voir de tout le monde. Dès lors que la majorité vous accepte, vous pouvez vous assurer de ne jamais attirer les moqueries, et dans les cas les plus extrêmes : les bizutages.

C'est très en vogue en ce moment. Les adultes se soucient enfin du « harcèlement scolaire ». Les médias en font des reportages, et les chaînes de télé des films chocs, sans parler des chanteurs qui se remplissent les poches avec de belles chansons accusatrices. C'est sans doute une bonne chose, du moins je l'espère. Les enfants peuvent être si cruels. La frontière entre le bien et le mal est bien fine à cette période de nos vies. Je l'ai appris à mes dépens, mais nous y reviendrons plus tard.

Où en étais-je ?

Ah oui. Comme je vous le disais, je menais une belle vie avec mes parents. Bercé par leur amour inconditionnel, j'étais un jeune garçon à l'avenir plein de douces promesses. Il suffit de voir les photos que j'ai de cette époque. Je ne pense pas qu'il y en ait une seule où je ne souris pas. Des chiens, des balades en forêt, des livres, de la musique, quelques camarades avec qui jouer au foot de temps en temps, un film le samedi soir dans le canapé, s'occuper des animaux de monsieur Brignol : il ne m'en fallait pas plus. C'était de petits plaisirs qui ne nécessitaient pas de s'afficher avec la dernière console ou smartphone à la mode.

La seule extravagance dont nous profitions, c'était nos vacances annuelles du mois d'août. Nous restions en France, mais le simple fait de quitter le Nord-Pas-de-Calais pour voyager jusqu'à la côte ouest suffisait à nous dépayser complètement. Certains de mes souvenirs les plus précieux prennent place sur ces plages. J'ai toujours été intrigué et terrifié par cette étendue d'eau à perte de vue. C'est quand même dingue de se dire que l'homme est capable d'aller dans l'espace, mais pas dans les abîmes de l'océan. Que se cache-t-il là-dessous ? Vous y avez déjà pensé ? Et si l'Atlantide ou le Kraken existait ? Ça ne rendrait l'Atlantique que d'autant plus effrayant. Je m'efforçais donc à ne m'aventurer jamais plus loin que là où j'avais pied. Je préférais de toute façon faire des châteaux de sable plutôt que de nager. À vrai dire, je m'amusais surtout à creuser des tranchées dans lesquelles s'engouffrait l'eau salée à chaque vague.

J'avais tout pour être heureux, je vous l'ai déjà dit. J'étais insouciant, persuadé que ces jours fastes ne s'achèveraient jamais...

Seulement, les malheurs n'arrivent pas qu'aux autres, et ce fut le début de la fin.

Pour que tout nous sépare.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant