« C'est rare que tu m'appelle pour boire un verre, me fais remarquer Baptiste. D'habitude c'est plutôt moi qui suis obligé de te traîner pour que tu daigne sortir de ta grotte. »
Après le lycée, nous nous sommes tous les deux orientés vers une fac de lettres, celle de Lille plus exactement. Lui souhaitait devenir interprète, et moi éditeur ou libraire. Je l'apprécie, non seulement parce qu'il a très bon goût en matière de roman, mais aussi parce qu'il n'a jamais prit part aux moqueries dont me gratifiaient Pierrick et sa bande de dégénérés. En dehors de Marion, il est le seul à ne pas être tombé dans cette facilité. Nous mettre en collocation fut une évidence pour lui comme pour moi, d'autant que se loger dans la métropole est un véritable parcours du combattant pour deux étudiants.
J'ai beaucoup ris à ses côtés, de ma propre maladresse, de la sienne. Vous dire que l'on avait chacun deux mains gauches serait un euphémisme. Nous avions pris l'habitude de faire à manger à tour de rôle, mais cela relevait davantage de l'expérience scientifique que de la véritable cuisine. Maïté se serait arrachée tous les cheveux de la tête si elle nous avait vu. Les livres de recettes ne manquaient pas et nous les suivions à la lettre, mais allez savoir pourquoi le résultat ne ressemblait jamais à ce qu'il pouvait y avoir sur la photo.
À coup de pintes et de soirées étudiantes, Baptiste me délivra de la coquille dans laquelle je m'étais enfermé. L'oxygène retrouva mes poumons, le rire renoua avec un visage qu'il avait longtemps déserté. Je n'ai pas honte de le dire : sans lui, ma vie aurait prit un tout autre chemin, pavé de solitude.
« J'aime me faire désirer, c'est plus fort que moi.
— Ah... navré mais personne n'a jamais eut envie de voir ta tronche, si on t'invite c'est par politesse, souligne-t-il d'un clin d'oeil.
— Vraiment ? J'ai pourtant le souvenir de soirées où tu m'étais extrêmement reconnaissant d'être là pour toi et ton foie de fragile, je réplique, théâtrale, une main posée sur le coeur et l'autre sur mon front. Mon pauvre, pompette à la première gorgée de bière.
— Il fallait bien que je te donne un but dans la vie. Où aurais-tu trouvé la force de te lever chaque matin sinon ? »
Nos regards se croisent, nos yeux se plissent. La tension monte d'un cran. Ceux qui ne nous connaissent pas se demandent jusqu'où va notre sérieux. Si ces pics dissimulés par l'humour ne revêtent pas une part de vérité, preuve d'une rancoeur passée sous silence. Nous jouons notre rôle comme à l'accoutumée, juste le temps de quelques respirations, puis nous éclatons de rire. Notre sérieux factice s'efface au profit d'une profonde complicité. Il est décidément mon ami le plus précieux, et savoir ma fin si proche me fait comprendre à quel point il me manquera.
« Ça me fais vraiment plaisir de te voir. J'aime me couper du monde, mais je ne pouvais ignorer cet heureux évènement. Ça se fête !
— Qui a vendu la mèche ?
— À ton avis ? »
La main ancrée sur son menton, Baptiste fait mine de réfléchir quelques instants avant de me répondre prudemment :
« Ma mère ?
— Qui d'autre à ton avis ?
— C'est pas croyable ça. Elle n'a jamais été fichue de tenir sa langue. Je te le jure, je vais finir par ne plus rien lui confier.
— Il y a des choses que tu peux difficilement lui cacher. Elle lit en toi comme dans un livre ouvert, ça fait même froid dans le dos.
— Pardon ? Qu'est-ce qu'il dit le chouchou ? Que je ne suis pas capable de faire quelque chose dans le dos de ma daronne ?
— Elle a quand même réussie à deviner que tu lui préparais un anniversaire surprise avec ton père en croisant simplement ton regard. Et elle ne m'apprécie pas plus que ça.
— Non, c'est pas comme si elle parlait de toi à toutes ses copines, ou qu'elle veille à prendre de tes nouvelles toutes les semaines, me répond-t-il faussement jaloux. En tout cas, je compte sur toi pour avoir l'air surpris quand Beth te montrera la bague. Elle se faisait une joie de t'annoncer la nouvelle ce soir.
— Elle a aimé alors ?
— Imagine le tableau : Santorin, la mer Égée, un dîner aux chandelles au sommet des falaises, le couché de soleil et moi à genoux une bague à la main. Même toi tu aurais dis oui !
— Et passer le restant de ma vie avec un mec pas fichu de dire « Bretzel » correctement ? Tu veux ma mort ?
— Tu aurais été le plus heureux au monde. Malheureusement, mon coeur est déjà prit. Tu vas devoir te contenter de la meilleure amie de ma fiancée.
— Claire ?
— Qui d'autre ?
— Je ne suis pas intéressé, et tu le sais déjà.
— Mais pourquoi ? Elle est gentille, super mignonne, elle a bon caractère, chante comme un ange et le seul défaut que j'ai réussi à lui trouver c'est qu'elle devient très tactile quand elle a un coup dans le nez. Et tu me connais, pour moi ce défaut c'est une qualité.
— Que veux-tu que je te dise ? Je l'aime bien et j'adore passer du temps avec elle, mais je ne le sens pas, c'est tout.
— Je suis prêt à parier qu'elle te dirait immédiatement oui si tu lui filais un rencard.
— C'est pas ça le problème.
— Alors il est où le problème exactement ? C'est à cause de Marion, c'est ça ?
— Qu'est-ce que Marion à avoir là-dedans ?
— À toi de me le dire, me rétorque-t-il, suspicieux. Tu crois que je n'ai jamais vu comment tu la regardais ? Ça fait depuis le lycée que ça dure. Tu ne regarde aucune autre femme comme tu regarde Marion. Faudrait être aveugle pour ne pas le voir !
— C'est juste une très bonne amie, rien de plus.
— À d'autres, je ne pense pas me tromper en disant que je suis ton meilleur ami, et pourtant tu ne m'as jamais déshabillé du regard comme tu le fais avec elle, ponctue-t-il d'un coup de coude dans mon flanc et d'un hochement de sourcils.
— Tu m'énerve quand tu fais ça.
— Et bien tant mieux, ça te fera peut-être réagir. »
Il attrape sa bière, en boit une longue gorgée, s'essuie la bouche d'un revers de manche et poursuit.
« Elle sera là ce soir d'ailleurs.
— Qui ça ? Marion ?
— Ouep.
— Comment il s'appelle son copain déjà ? Marc, non ?
— Il ne sera pas là. »
Mon intérêt pour cette conversion est soudain renouvelé.
« C'est rare qu'elle vienne sans lui.
— Oh tu ne risque plus de le voir dans les parages, ils se sont séparés il y a quelques semaines. Pour le moment, elle est célibataire mais jolie comme elle est, elle ne le sera pas bien longtemps.
— Comment ça se fait qu'ils ne soient plus ensemble ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
— Va savoir, répond-t-il d'un hochement d'épaules. Ça t'intéresse ?
— Non, pas vraiment. C'est juste pour faire la conversation.
— On a qu'une vie, tu sais. J'ignore si tu lui plaît ou non, mais tu ne pourra pas en avoir le cœur net avant d'avoir tenté ta chance. Ce n'est qu'une amie, je sais, me coupe-t-il avant que je n'ai le temps de lui répondre. Mais, dans le doute, je préfère quand même te donner le fond de ma pensée. Maintenant, tu en fais ce que tu veux. »
Sa pinte toujours en main, il la tend pour l'entrechoquer avec la mienne.
« Réfléchis-y quand même, ça coûte rien. »
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Pour que tout nous sépare.
RomanceEt si l'on ouvrait les yeux, lorsque nous sommes condamnés à les fermer...