parfois, tu te noyais dans le spleen. tu avais l'air mélancolique des jours nuageux, des moments capricieux. ton doux visage pâle virait alors au noir, au noir profond et obscur. tu ressemblais à un ange déchu, perdu dans la candeur d'un monde sans retenue, sans plus aucune pudeur. enveloppé dans mes bras de soie, tu étais noir de suie - noir de nuit, comme un fantôme. tu puais la colère, la colère sourde et sobre, celle des fins de soirées tristes. tu étais sobre d'alcool mais mort bourré de morosité ; un spleen te brûlait vif à chaque seconde de ton existence.
et moi je contemplais la noirceur de ton âme, et je m'en rassassiais. je la regardais avec curiosité et puis j'enlaçais ton corps si fragile, si frêle, si cassable. et ce petit corps que je berçais tendrement se débattait férocement, me hurlait sa noirceur terrible à la gueule et me regardait pleurer dans l'obscurité. tes courbes sur mes bras fondaient immédiatement, avec une mollesse folle. tu t'affaissais sur moi et tu te laissais couler. tu restais étalé, bientôt mort.
je soutenais ton futur cadavre et parfois mes bras ne parvenaient plus à soutenir le poids de ta morosité. il faisait si noir dans les pièces, dans l'appartement, partout où tu allais. et ça fait si mal à dire, à penser même ; toi que j'avais découvert comme un soleil, toi qui avais un sourire rayonnant. ta peau lisse et éclairée de tous les côtés, brûlant dans la lumière disparaissait les jours de spleen. je te soutenais et ton corps me pesait d'une force qui semblait divine, éternelle.
et puis, il y avait des moments infiniment tristes, ceux qui suivaient les jours du spleen le plus féroce. tu étais mort, coincé dans notre lit, comme un cadavre. oh oui, je vivais avec un cadavre et embrassais tendrement ses lèvres bleutées - comme dans l'espoir de te sortir de ta transe. il n'y avait plus de soleil. tu étais toujours beau mais je ne te voyais plus. et, c'est bien connu, c'est toujours dans les moments les plus tristes que la colère s'immisce et fait virevolter les mots durs.
et puis, contre les murs, se sont éteintes toutes les assiettes de famille ; une à une, avec lenteur. elles disparaissaient peu à peu, brûlantes de colère et emprisonnées dans la violence. elle se fracassaient contre les murs si vite, si brusquement que, parfois, il m'arrivait de me demander qui avait lancé le premier. une crise en faisait éclater une autre et notre cercle était sans fin - à part peut-être la fin de la pile d'assiettes.
une fois tu m'avais frappé et je t'avais frappé en retour, comme dans un élan sanglant de vengeance. de l'amour ne restait plus que la haine, la vicieuse haine qui éclate les entrailles, fait imploser les organes. je te haïssais d'une force resplendissante ; celle qui faisait voler les assiettes. les joues pleuraient la rougeur des gifles : la fragilité de la peau dans toute sa splendeur. et, d'un coup, ton beau visage devenait hideux - et je l'aimais d'autant plus.
quand la colère quittait tes traits et que ton corps retrouvait son entière luminosité tu voyais les milliards de morceaux d'assiettes et tu pleurais. les débris étaient partout et nous coupaient les pieds, les mains, le corps. le sang coulait un peu et tu pleurais encore plus. il y avait une telle folie en notre amour et je ne trouvais pas ça affolant. on aimait tous les deux voir nos sangs se mélanger parfois, se rassembler un peu et s'unir dans un moment bien plus fort que n'importe quel mariage. c'était ça qui nous animait vraiment, sosthene. et tu le savais aussi bien que moi.
et tu es mort dans cette folie, dans ce vice fou et tordu que je n'ai jamais réussi à te retirer. je pensais t'aider et qu'enfin, tu puisses casser une assiette à la gueule de la dépression - car c'était bien elle. mais j'ai échoué et depuis ce soir de janvier j'ai des éclats de verre dans le cœur.