des photos floues (lit vide)

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un soir de janvier — l'un de ceux avant ta mort — nous avons vécu un naufrage. dans le froid et le vent, allongés dos à dos dans le lit, nous avons parlé comme des adultes. pourtant, étions-nous vraiment des adultes ? je crois l'être désormais ; la mort rend adulte. nos jambes se frôlaient avec timidité, avec une retenue qu'on essayait vainement de casser, de chasser.

"j'ai peur pour nous thao, pourquoi on ne se comprend plus ?" tu disais avec, dans ta voix, une douceur paradoxale.

"tu penses qu'on ne se comprend plus ?" je murmurai, apeuré par la puissance des mots, leur dangerosité transperçante.

"regarde nos corps ne se touchent plus ou alors à contre cœur, ils se repoussent, se tiennent à distance. quand je me vois dans un miroir, quand je regarde mon reflet, je ne vois pas ce que tu aimes en moi. je vois la noirceur de mes entrailles, la profondeurs de mes entailles et la diversité de mes failles. comment tu peux aimer tout ça ? dis le moi honnêtement, dis moi sincèrement que tu n'en es plus capable." tu disais et tout ton corps se mettait à trembler, je le sentais s'agiter, convulser à côté de moi.

et moi, je restais immobile, figé dans l'attente de ta mort, de la disparition de tes tremblements. je n'éprouvais rien, pas la moindre émotion futile et éphémère ou même un sentiment vrai et utile. j'étais comme une mer plate et sans mouvement, sans pensées, sans pansements. j'entendais tes larmes couler et pourtant je ne faisais rien ; j'attendais juste, pleurant dans mon intériorité, sans rien montrer. pourquoi ne pas pleurer réellement, sans retenue, sans pudeur, sans une quelconque peur ? cela m'était impossible, et le temps passait sans que je ne puisse pleurer.

je me tournais à demi vers toi, dans le noir des jours heureux et regardais ton corps — ton précieux corps. je me sentais sauvagement attaché à se corps, comme incapable de m'en éloigner, de l'ignorer. mais pourtant, tu avais raison, tu étais presqu'un inconnu ; un cadavre. la mort t'avais volé ton visage, tes traits reconnaissables, tes cheveux bleus, tes cheveux noirs et tout le reste. oh non, tu n'avais pas réellement changé mais l'alchimie entre nous, cette connexion sacrée, bouleversante, ne te sublimait plus. tes yeux fardés n'avaient plus aucun éclat, plus aucune saveur, juste une triste pâleur.

"comment on peut en être arrivés là sosthene ? on s'est mariés, on s'est aimés, on s'est connus pourquoi tout est parti ?" je disais dans un souffle, dans un murmure lourd et dur, presque cassant.

finalement, c'était toi qui t'étais tourné le premier et tu avais planté tes yeux dans mes yeux, le regard fixe mais présent, stable. "eh, thao, on est toujours mariés : je garderai cette bague jusque dans l'infini et je sais que toi aussi. et puis tu penses vraiment que je ne t'aime plus ? comment une chose aussi affreuse, aussi hideuse, aussi monstrueuse serait possible ? pourrais-tu ne plus m'aimer un jour ? et oui, on s'est connus et ce que tu connais de moi tu le connais pour l'éternité ; je n'oublierai pas ce que j'ai connu de toi et tu n'oublieras pas ce que tu as connu de moi. l'oubli est une absence pour nous, on a des photos floues pour souvenirs."

alors, cette fois et cette fois-ci seulement, j'étais parvenu à pleurer, à fondre dans la sincérité des larmes, dans leur franchise amère. "j'ai peur pour toi." je balbutiais tendrement avant de m'enfouir — ou bien m'enfuir  — dans tes bras. "j'ai peur pour moi, qu'est-ce que je vais faire sans toi ? et puis je ne veux pas m'éloigner de toi, je veux te voir — pour toujours. mais même là je ne te vois pas, je pleure tellement que je ne te vois pas. serre moi dans tes bras, s'il te plaît. berce moi comme si tu m'aimais de tout ton cœur, de tout ce qui te compose. tiens moi près de toi, si près que finalement nous ne serons plus qu'un. sèche mes larmes du bout de tes doigts, n'abîme pas ma peau je veux la conserver pour te pleurer. oh et puis fais moi l'amour comme si on n'était que deux inconnus en train de tomber amoureux. fais moi l'amour et aime moi comme si tu n'étais pas toi, comme si je n'étais pas moi." j'avais dis d'une traite, sans pause, sans rupture.

"on s'est pas obligés de se séparer tu sais, ou pas forcément pour toujours." tu avais dis mais le mensonge blanchissait ton visage, le rendant blême et livide. alors j'ai dit "tu ne vois pas que notre lit est vide de nous, sosthene ?" et puis nous avions fait l'amour en pleurant, en criant contre notre monde de nous avoir laissé si seuls.

le fracas des (a)dieuxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant