tu aimais beaucoup le balcon de l'appart ; tu y restais toujours des heures à regarder la vie qui grouillait, en bas. cette vie-là je ne l'ai jamais aimé, je ne l'ai jamais vraiment regardé avec toi. je ne pouvais comprendre comment tu faisais pour regarder avec intérêt tous ces gens pressés qui se bousculent sans arrêt. ils se bousculent parce qu'ils ne regardent pas les autres et pourtant toi tu voyais tout le monde. tu restais là longtemps et c'était moi qui te regardais. je te regardais regarder des gens qui ne se regardaient pas.
une fois tu as vu une deux chevaux verte passer à toute vitesse dans la rue et tu as hurlé "thao y'a une deux ch'vaux verte qui est passée !" ce jour-là, je n'ai eu aucune réaction, j'ai juste haussé les épaules et demandé ce que ça pouvait bien faire. tu étais plein de surplus d'énergie de temps en temps, comme un éclair au beau milieu d'un ciel bleu. tu étais comme un rayon de soleil qui transporte l'absence de vie ou d'amour ; en équilibre entre la tristesse et l'euphorie.
"j'en avais jamais vu en vrai ! une fois - je devais avoir quatre ou cinq ans - je faisais la sieste dans la voiture et mes parents m'ont réveillé parce qu'ils étaient tout contents d'avoir vu une deux ch'vaux verte. c'était un peu comme un truc entre eux et voilà c'est tout." t'avais dit et moi j'avais dévoré les étoiles dans tes yeux.
la dernière fois que j'ai vu tes parents c'était à ton enterrement et je pense que je ne les reverrai plus jamais. c'est pas eux qui le veulent, c'est moi. c'est difficile sans toi et je crois bien que la magie des deux ch'vaux vertes a disparu. en pensant à ce jour, je pleure des larmes vert d'eau, vert toi, vert voiture, vert espoir.
l'espoir fait croire l'impossible mais pourtant, ensemble on le vivait cet impossible. on se rêvait, les corps nus et libres. on se rêvait et l'art venait nous trouver, nous enlacer et nous embrasser. on se rêvait, cœur à cœur, unis dans les liens forts des nuits. mais ensemble, on rêvait aussi les jours, les grands voyages et les petites découvertes. on aspirait à l'amour et à ses rêves les plus fous, alors on laissait nos lèvres se frôler et l'univers se remettait à tourner.
je rêve encore de toi la nuit et des deux ch'vaux vertes aussi. j'en ai jamais vu une en vrai mais je sais que ça arrivera un jour et alors je te sentirai près de moi. et puis peut-être que je reverrai les étoiles dans tes yeux et je les savourerai encore ; rien que pour ne pas oublier le goût tendre de ta vie. un jour, je te le promets, je te verrai au volant d'une deux ch'vaux verte et je te rejoindrai. on partira en voyage ensemble, au dessus des étoiles qui scintillaient dans tes yeux.
la nuit, je rêve de toi et le jour je te revois sur le balcon à regarder des gens qui se regarderont peut-être un jour. je revois la courbe étincelante de ton dos et toute la sensualité qui en dégouline. je revois tes mains aggripées à la barrière, comme si tu avais peur de tomber. je revois la passion te dévorer quand tu imaginais la vie de tous ces gens qui se regarderont un jour - j'en suis sûr maintenant. je te revois écrire leurs histoire dans tes carnets noirs, noir profond. je te revois, l'air concentré, posé des mots sur leurs maux les plus ancrés.
je revois tout de toi je me dis que c'est impossible que tu sois mort ; il ne peut pas rester toi qu'un corps blanc et froid qui tremble sous le pétrichor.