les journaux de papi (brûler les au revoir)

63 16 12
                                    

papi a une maison au bord de la mer, c'est une vieille maison de famille où le parquet grince. la peinture rouge des volets est écaillée de partout et dans les chambres le papier peint s'effrite. l'eau de la douche ne chauffe pas bien et quand il pleut ça goutte dans le grenier. les fenêtres se ferment mal et y'a des orties dans le jardin. papi vit seul ici, dans cette maison pleine de poussière (papi n'aime pas trop faire le ménage).

la maison de papi a une cheminée, une magnifique et imposante cheminée sur laquelle reposent tout plein de photos. les cadres sont les seules choses dans cette maison qui ne connaissent pas la poussière et la noirceur de la crasse. papi est vieux mais il est attentionné ; il y a même une photo de toi maintenant que tu es mort, depuis j'y suis allé après ton enterrement, pour faire le vide comme on dit. j'ai appris ton décès à papi et il a pleuré dans mes bras. il n'a pas vu mais je pleurais aussi.

papi t'aimait beaucoup. quand j'ai pleuré dans ses bras je me suis souvenu de tous les moments qu'on a passé dans cette maison, quand on y restait deux jours ou bien deux semaines. et dans les larmes s'est volatilisée la tristesse, laissant place à la joie des souvenirs ; toi te levant très tôt certains matins pour aller acheter des croissants et les journaux de papi ; toi sautant dans les vagues et brillant sous le sel poisseux de la mer ; toi regardant papi ouvrir les huîtres et puis toi voulant apprendre ; toi qui dis "je vais regoûter les huîtres, je veux aimer ça" et qui pourtant n'aime toujours pas ça ; toi caressant le chat tendrement étalé sur la pelouse que tu venais fraîchement de tondre ; toi qui regardes le feu rugir dans la cheminée, ta tête délicatement posée sur mon épaule et tes doigts enlaçant les miens ; toi murmurant "le feu ça me fascine autant que ça m'effraie, j'ai toujours envie de m'en approcher mais la peur m'en dissuade toujours brutalement" ; toi qui dis, un soir de novembre triste "ravivons les flammes du bonheur". puis, ce jour là, tu as pris ma main, tu as pris mon coeur et on est partis en promettant à papi qu'on reviendrait.

tu n'as pas tenu cette promesse-ci. mais les adieux ont été doux, avec la saveur des au revoir. tu as pris papi dans tes bras, avec le même amour que lorsque tu prends mon coeur dans ton âme. tu lui a murmuré un "merci pour tout" au creux du cou, sur sa peau abimée et tu as déposé un baiser sur l'une de ses joues ridées. tu es sorti de la maison en lui faisant un petit coucou de la main, pour nous laisser bercer nos au revoir tous les deux.

tu as toujours su qu'ils étaient difficiles pour moi ; faire mes au revoir c'était comme si une nuit froide m'attrapait et m'éloignait de tous. les au revoir m'ont toujours brisé, toujours noyé dans une douleur lancinante, mais je ne connaissais pas les adieux. pas encore. et rien que de penser aux adieux, aux moments futurs où je laisserai les gens et où les gens me laisseront me tordait de souffrance, comme si je mourrai de l'intérieur. tu as toujours compris tous ces maux et pourtant je ne te les aies jamais expliqué. les au revoir étaient aussi compliqués pour toi, peut-être même plus car tu ne te laissais jamais pleurer ou même ressentir la douleur. et, d'aussi loin que je me souvienne ces au revoir-ci furent tes premiers adieux.

le fracas des (a)dieuxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant