la table en formica (café froid)

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l'hiver est arrivé et avec lui la fin de 2019 ; le début de ta mort. la fête de rufus fut ta dernière. moi, j'en ai fais plusieurs sans toi — tu ne voulais pas y mettre les pieds. "aller viens, on restera pas longtemps je te le promets" je te disais. "j'ai pas envie de voir des gens thao putain, tu peux comprendre ça non ?" tu criais et je prenais peur de ta voix auparavant si cristalline. "tu as jamais envie de voir des gens sosthene, tu restes cloîtré ici à ne rien foutre, on dirait que t'es mort putain !" je hurlais, encore plus fort que toi. "alors casse toi, fous moi la paix, merde !" tu répliquais et je partais en claquant la porte sur la colère.

quand je revenais à deux ou trois heures du matin, noyé dans l'ivresse et l'au delà de la drogue, tu étais toujours éveillé. je rentrai en titubant sur les larmes que tu avais laissé en mon absence et tu ne bougeais pas de la cuisine, les coudes négligemment posé sur la table en formica. tes yeux étaient rouges et sanglants, ton teint si pâle qu'il en devenait transparent et tes lèvres rosées de vie tiraient sur le violet des jours volés. tu étais dans cette transe immobile et intérieure, enfin paisible pour le corps. tu me regardais à peine quand je m'asseyais maladroitement sur la chaise en face de la tienne, et encore moins quand je prenais la clope entre tes doigts — celle que tu laissais se consumer dans ta léthargie, sans même la fumer.

parfois, tu te levais pour aller ouvrir la fenêtre, laissant la nuit nous couvrir de son voile de noirceur, de folie. tu restais silencieux, emprisonné dans l'absence de mots, leur brûlant effacement. parfois aussi, tu me faisais un café ; ainsi, la réconciliation était proche. tu posais la tasse sur la table en formica avec un semblant de douceur. je n'aime pas notre table — ma table désormais —  elle en a recueilli des larmes, des bières, des éclats d'assiettes, des cigarettes et des cœurs brisés. elle a tellement supporté le poids de nos cris, les vestiges de nos crises. elle s'est effacée dans nos noirceurs et j'ai souvent eu envie de la brûler, de la faire fondre pour toutes les horreurs qu'elle avait vu.

"tiens, bois avant que ce soit froid" tu disais quand je restais figé devant le café sans te jeter le moindre regard. j'attendais que le temps passe, qu'il m'écrase et me laisse traîner seul et sale, dans un égarement lointan. je comprenais ta phrase comme une sorte d'incitation à te regarder, à te voir de nouveau. mais comment parvenir à voir un mort, un fantôme ? j'essayais, je me tournais vers toi mais seul le vide me rendait mes regards, mes tristes et ivres regards.

"aller bois, bois, bois s'il te plaît" tu répétais en constatant que je ne te voyais pas ; tu n'étais plus là. tu avais la voix désespérée des petits jours, ceux des grands malheurs. parfois, je tombais dans un demi sommeil et je somnolais sur la table en formica, les bras autour de ma tête comme pour mimer ton corps qui s'y affaisait auparavant. j'étais enfoncé dans les lointains et je savais que la perte avait déjà commencé ; nos corps s'écartaient inexorablement.

quand je dormais tu parlais et, même sans te voir, je t'entendais — je t'écoutais. "j'ai un nœud dans la tête, quelques chose de brouillon et de noir. je sens cette chose, cette peur résonner partout en moi, comme un écho brutal et foudroyant. j'ai une erreur dans le cœur, comme une alarme qui sonne encore et encore ; j'ai des larmes qui s'amassent partout. ou bien nulle part ; tout en moi n'est que perte ou perdition. je ne sais plus préserver les choses et je détruis l'amour entre nous. je le vois bien, où est-il thao, tout cet amour des premiers jours, des premiers baisers ? je ne sais pas où je suis, où je devrai être et où tu es, toi. m'aimes-tu encore ? s'il te plaît, dis moi que tu m'aimes encore, promets le moi et je t'en ferai également le serment."

je faisais alors semblant de dormir et mes yeux pleuraient l'amour dans tes mots. il s'écoulait de moi et j'avais une peur affreuse, terrible qu'il me quitte à jamais. parfois, tu me portais — comme tu le pouvais — jusque dans notre lit où tu t'écroulais ensuite à côté de moi. et une passion indéfinissable finissait toujours par nous rapprocher, nous électriser. tout cela n'est arrivé que quelques fois mais c'est le genre de situations, de détails qui perforent l'âme, qui se logent dans l'esprit et qui ne veulent plus jamais repartir.

le fracas des (a)dieuxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant