on a roulé toute la nuit, après être partis de chez papi. c'était quasiment l'hiver, il faisait froid, il neigeait presque. tes mains sur le volant resplendissaient dans la nuit, brûlantes d'envie et tes yeux pétillaient joliment, comme un feu d'artifice étincelant. tu as mis une chanson - je ne sais plus laquelle - et tu as chanté de ta douce voix d'argent. je t'ai demandé pourquoi tu étais si heureux. "je suis amoureux" as-tu juste répondu. et tu recommençais à chanter, avec une émotion toujours plus incandescente dans la voix. je t'ai également demandé pourquoi on partait si vite de chez papi et tu as dit "on va chez rufus". et c'était tout ; tu chantais toujours. ta voix était vive et transparente, translucide, transcendante. j'étais inévitablement transporté et transformé par ta voix, j'étais amoureux moi aussi.
on a roulé longtemps, papi habitait loin et je regardais la bague briller sur ton annulaire et j'ai pensé que ça aurait été une belle photo. j'ai tout un tas de photos de toi, partout dans l'appart, elles l'envahissent. aujourd'hui, je suis envahi par les photos de toi, par ton portrait, par l'image d'un mort. il y en a sur les murs, sur notre mur, celui qui veille sur notre lit - mon lit. ce mur est précieux et conserve les souvenirs, je ne veux pas quitter paris, je ne veux pas quitter notre appart - mon appart - à cause de ce mur. j'aimais te regarder monter sur une échelle tremblante, que je lâchais parfois avec malice, et tendre tout ton corps pour fixer une photo, une affiche, un ticket, un papier pour une petite éternité. il y avait aussi des étoiles phosphorescentes, des guirlandes, des petits miroirs, des souvenirs jetables, déchirables.
les toilettes de chez rufus m'ont toujours fait penser à notre mur, remplies de stickers colorés, brillants de musique et de révolte. quand on va chez rufus on fume sur sa terrasse, on s'affale sur les palettes, on regarde les étoiles et puis on invoque l'art comme d'autres invoqueraient de esprits. rufus sort sa guitare - parfois tu y joignais ta voix - imaë sort ses pinceaux, aiko danse, le regard perdu dans le vague, tu écris et je vous prends en photo, des souvenirs vivants de vous. des souvenirs éternels de vos corps, de vos sourires et des astres dans l'immobilité sursautante de vos yeux.
je me rappelle de la nuit où on a laissé papi dans le vide des au revoir, quand on s'est laissés envahir par le poids des souvenirs. on s'est laissés s'en défaire et s'enlacer ; on s'est laissés faire par la nuit, on l'a regardé se taire. tous les autres dormaient, à trois dans le lit double de rufus. je prenais en photo leurs cheveux étalés sur les oreillers, les pieds d'aiko sortant du lit ; rien que les détails. et toi tu faisais tourner ton stylo plume avec tes doigts graciles, tes doigts plus fins que des cils. tu écrivais toujours au stylo plume et les pages de ton carnet étaient parfois - souvent - constellées de petites bavures bleues. tes doigts, eux aussi, explosaient sous les ecchymoses imaginaires, simple encre foncée sur une peau pâle.
je tournais peu à peu mes souvenirs vivants vers toi, désireux de capturer l'harmonie sanglante de ton être. l'objectif t'observait, regardait ton visage perdu dans la fumée de ta cigarette, voyait le mouvement imperceptible de ton poignet droit quand tu écrivais un mot ou deux. ce soir-ci tu étais d'humeur à écrire les mots après une longue léthargie, après un temps de latence immense. tu laissais le temps passé pour mieux le rattraper. et derrière l'objectif je te contemplais vivre.
et puis, ce soir-là, pendant que tous les autres dormaient on a fait l'amour dans les toilettes souvenirs de rufus. on a aimé la nostalgie pure, la nostalgie dure, celle qui frappe. on a fait l'amour au milieu des souvenirs et du passé et tu as dit "c'est pas très confortable les toilettes pour baiser mais celles-ci me rappellent combien on est vivants - et heureux de l'être." cette phrase était de celles qui méritaient de rester en suspens, sans réponse alors je t'ai juste fait l'amour en silence, dans un présent imposant, qui rend tout possible.