L'ŒIL DE L'ARTISTE

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[Le lendemain]

Ma nouvelle routine s'engageait : je me levais à 6h30, nettoyais ma chambre, déjeunais et allais chercher le petit déjeuné de Graham pour le déposer sur la petite table du salon. Une fois ceci fait, je retournais dans mes appartements et attendais patiemment qu'il daigne se lever et qu'il déjeune.

Allongé sur le lit, je luttais contre le sommeil. Quand je pense que c'est à cause de ce foutu carnet... marmonnais-je en lui jetant un regard noir. Je soupirais longuement. De toute évidence je n'avais plus rien à faire jusqu'à ce qu'un certain MONSIEUR Graham lève son royal fessier et ne me donne une nouvelle tâche... Je jetais de nouveau un regard au carnet. Après tout, il faut bien commencer quelque part... Je le ramassais et l'ouvris sur le lit. La liste de numéro n'en finissait pas. Aucun nom pour les différencier. Vraiment bizarre. J'ouvris la table de nuit machinalement : Bingo ! Un stylo. Je le posais sur la table de nuit et pris une longue inspiration en composant le premier numéro sur mon nouveau téléphone personnel. Je me trouvais soudainement un peu nerveux. Après tout je téléphonais à des personnes certainement haut placées... J'avais pourtant côtoyé, moi aussi, ces fameux « gens de la haute » grâce aux contacts de mon cher père. Mais toutes ces années, seul, avaient grandement endommagé mon assurance. La sonnerie s'éternisait. Mon esprit se perdit pendant ces longues secondes. Cette situation me renvoyait à ce jour précis, en prison, où j'avais décidé d'appeler mon père. Cela faisait plus de trois ans que je n'avais aucune nouvelle de ma famille, j'avais enfin décidé de m'excuser, reprendre contact... Et cette foutu sonnerie, lancinante, monocorde qui m'avait fait espérer, anticiper... Mais rien. Il n'avait jamais décroché.

Vous êtes bien sur le répondeur du 06 74 ** ** ** [...], la messagerie me sortit de ma torpeur. Je décidais de laisser un message :

« Monsieur, madame. Monsieur Graham vous donne rendez-vous jeudi soir dans ses appartements. Veuillez-me recontacter, d'ici mercredi matin, pour confirmer ou non votre présence et décider d'un point de rendez-vous si vous souhaitez que l'on vous récupère. J'attends votre retour, passez une excellente journée. »

Je m'empressais de raccrocher et lâchais le téléphone. J'esquissais ensuite un sourire. Je retrouvais, en quelque sorte, mes empreintes d'homme important... Cet appel m'avait empli d'adrénaline, moi qui n'avais plus fait que des basses besognes je me retrouvais maintenant à passer des appels importants et à me charger de l'emploi du temps d'un millionnaire. Certes, c'était une coïncidence incroyable que mon chef soit un ancien camarade de classe... Plus chanceux que moi qui plus est. Tss ! Peu importe je sortais enfin un peu de l'ombre et c'est tout ce qui importait maintenant. Cet espoir m'avait revivifié, pour une fois depuis très longtemps je me sentais important.

Et c'est donc avec en train que je me dirigeais vers la suite de Graham, j'avais un agenda à récupérer et à organiser... J'espérais qu'il ne serait pas encore levé. Le souvenir de mes quelques interactions avec lui ne m'inspirait pas confiance... Je peinais encore à croire que l'identité de cet homme se confondait avec celle de Warren. En une fraction de seconde, l'image de son torse nu se redessina dans mon esprit : sa musculature était des plus convenable, voir étonnamment développée pour un intellectuel... Son regard, sans aucune pudeur ou trace d'une quelconque innocence infantile, m'avait dévisagé de façon très... détachée et distante. Je l'interprétais comme un air de supériorité. Seul son sérieux, comme unique qualité, semblait avoir survécu aux fils des années. Il était évident que sa gentillesse démesurée et sa naïveté avaient pris le large... C'était à se demander s'il était bien la même personne. Peut-être avait-il gardé contact avec des étudiants de Blackwell ? Je pensais notamment à Max Caulfield, cette hipster qui fouinait toujours un peu partout avec son polaroïd...

Je soupirais d'exaspération en tournant la poignée de la porte. Cette fille... Un sentiment ambigu m'envahit en repensant à cette ancienne camarade : une forme de rancœur... J'avais appris, par Victoria, qu'elle avait été témoin de la scène. Et penser qu'elle aurait pu m'empêcher de faire la plus grosse erreur de ma vie me mettais en rage. Mais en accusant Jefferson et en insistant sur mes antécédents psychologiques elle avait, en quelque sorte, soulagé ma peine et m'avait libéré de mon bourreau.

Un frisson parcouru mon échine. Et je chassais très vite l'image de mon tortionnaire, en entrant dans l'appartement. J'allais me diriger vers le comptoir et récupérer l'agenda quand j'aperçus Graham assis sur le canapé du salon, les yeux rivés sur l'écran de son ordinateur portable. Il n'avait pas encore touché au plateau repas qui reposait sur le côté de la table. Son menton était appuyé sur les phalanges de sa main droite, son autre main reposait sur son genou gauche. Dans un mouvement de repli sur lui-même le coude, sur lequel il s'appuyait, s'enfonçait dans sa cuisse gauche. L'ensemble des muscles de son torse étaient contractés au profit de sa réflexion. La lumière de la baie vitrée donnait à sa peau une teinte uniforme et brillante, mettant en avant l'ensemble de sa silhouette. Une photo parfaite, pensais-je, toujours absorbé par la vue qui m'était donnée. La beauté qui émanait de sa posture m'évoquait le Penseur de Rodin. Si bien que je ne l'entendis même pas m'interpeller :

« [...] Nathan ! » S'exclama-t-il visiblement irrité par son silence. Il avait tourné la tête vers moi et ses yeux dorés par la lueur de jour me fixaient durement, en attente d'une réponse.

Je repris vivement mes esprits fuyant son regard perçant, baissant légèrement la tête.

« Pardonnez-moi... Monsieur je... venais simplement récupérer l'agenda..., bégayais-je perdu dans mes pensées.

-Et bien ne restez pas figer comme un imbécile, il est sur le comptoir. » Siffla-t-il en revenant à son ordinateur.

Je me ressaisis en essayant de chasser cette image de Graham de mon esprit. Je pris l'agenda sur le comptoir et me dirigeais vers la sortie.

« Je dois être à huit heures à mon lieu de travail, me lança-t-il.

-Où se trouve-t-il ? Demandais-je. »

Il soupira, exaspéré de mon manque d'information.

« 12ème Avenue E. Madison St, me dit-il avant de se concentrer sur l'écran.

-Très bien, répondis-je avant de prendre congés. »

Une fois dans la chambre j'inspirais profondément. Du calme, du calme.Bon sang mais qu'est-ce que je fous... Je faisais les cent pas, seul, dans la chambre. Je n'arrivais pas à chasser cette image de Warren qui s'était comme imprimée sur ma rétine. « Putain mais c'est pas possible !Reprends-toi. Ce n'est pas le moment de déconner et de passer pour un incompétent. Pourquoi j'ai bugué comme ça ? Il était juste en train de bosser. Faut que je me calme. »J'essayais vainement de me convaincre de la normalité de la situation. « Rah mais qu'est-ce qu'il foutait encore en caleçon au beau milieu du salon ?! En caleçon... Il était encore à moitié à poil ?! Je comprends mieux ! Cette situation est parfaitement normale. C'était un moment gênant voilà tout. J'étais un peu perdu dans mes pensées et je n'ai pas fait attention... Normal. Qui ne fixerait pas quelque chose d'inconnu jusqu'à ce qu'il comprenne finalement à quoi il avait à faire ? Logique. »

Je soupirais, épuisé par la densité de mon raisonnement. Après quelques minutes, je me préparais rapidement à conduire Graham à son travail. Je devais garder mon sang froid.

Grahamscott [TOME 1]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant