Jour 6 - L'ergastule -

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nom masculin

Prison souterraine, cachot pour les esclaves dans l'antiquité romaine.

Théo regarde rapidement autour de lui, il cherche un relief. Tels des montagnards aguerris nous devons creuser un trou à neige dans la pente. Technique éculée et efficace dont certains de mes amis s'amusèrent même, un jour, à la réaliser pour le plaisir de se faire un igloo souterrain et y dormir.

Bon là c'est une condition réelle, pas un exercice. Ça met tout de suite un petit coup de pression. Un jet d'adrénaline même ! Réaliser que la nuit avec une soupe au coin du poêle allait se transformer en biscuits secs sous une couverture de survie crée une fracture dans l'état d'esprit. Nous restons déterminés cependant et nous nous attelons à la tâche.

Théo choisit la première butte sur notre droite, la sachant peu propice mais l'heure n'était pas aux atermoiements. Un coin un peu trop plat à mon goût mais bon c'est pas comme si on était au milieu d'une immense plaine volcanique et puis il a le mérite de l'initiative. Il n'est plus trop temps de tergiverser de toute façon. Nous sondons la profondeur de la couche avec un ski. Ça à l'air parfait.

Théo attrape la pelle à neige, se jette à genoux et ni une ni deux s'attaque au creusage. Je rassemble le matériel et abrite les sacs derrière la pulka qui commence déjà à s'enneiger. Je ne pense pas qu'il neige beaucoup d'ailleurs mais le vent transporte énormément de neige, la décolle du sol et la réchauffe. Cette fichue neige devient ainsi lourde et humide. Certainement qu'à vingt mètres d'altitude l'air venteux doit être respirable mais ici bas c'est le détartrage.

Il est quoi ? Treize, quatorze heures ? La tempête est là. Il n'y a plus de doute.

Nous nous relayons pour excaver, frénétiquement. Nous fouissons à la verticale d'abord, dans l'espoir de creuser une cavité de biais ensuite. En effet, la pente est trop faible pour gratter directement par le travers. L'idée de faire un coude et une vraie cavité souterraine nous semble difficile mais réalisable. Pourtant, quand, en montagne pour déblayer le trou il suffit de pousser la neige dans la pente, ici c'est bien plus compliqué. Il faut pelleter le remblais par-dessus les bords du trou, un peu à l'image du fossoyeur qui creuse une tombe... Or, nous devons déjà percer en profondeur, ça fait donc deux lourdes tâches à accomplir pour une seule malheureuse pelle. Alors celui d'entre nous qui ne creuse pas déblaye à la main ce qu'il peut. Il enserre à même ses bras la plus grosse masse de neige possible pour la sortir quelques centimètres plus haut. Étant déjà mouillés, nous ne faisons que nous tremper encore plus. Nous avons encore un peu chaud pourtant, nous labourons comme des damnés depuis plusieurs dizaines de minutes déjà et nous avons l'impression de ne pas progresser.

Cette neige lourde que l'on traîne jusqu'à la surface se conglomère instantanément et ne fait que rajouter à la hauteur des bords. Et la logique veut que nous jetions la neige dans le vent, pourtant cette neige que nous sortons en gros blocs ne s'envole pas vraiment car trop humide, elle se tasse est créée un barrage d'arrêt à celle transportée par le vent. Cette dernière, alors, retombe dans notre trou. Ce putain de trou qui se rebouche aussi vite que nous ne l'entaillons !

Nous faisons des micro-pauses de plus en plus souvent, de plus en plus longues, nous nous épuisons. Nous nous refroidissons.

La neige se colle à nos masques, elle arrive si vite que, sitôt balayée d'un revers de main, elle se redépose. Théo arrache son masque dans un geste insensé et gratte avec, dans le but de trouver une efficacité qu'il ne trouve plus dans ses mains. Sans guère plus de résultats... J'accepte pour ma part d'être à demi aveugle et continue mon travail à tâtons tant bien que mal. Nous nous gênons dans ce puit exiguë, l'un regarde souvent l'autre dans son labeur, impuissant.

Le trou fait peut-être deux mètres de profondeur maintenant ; si on peut parler de profondeur... Notre cavité tient plus de la tranchée ratée que d'un vrai abri.

Nous attrapons la pulka que Théo avait rapprochée au plus près et on l'a positionne à l'entrée du trou sous le vent dans le but de faire un barrage à la neige transportée.

Ça marche... beaucoup trop peu.

On creuse, on racle, on se plie le dos sans précaution exhalant nos râles sous l'effort. Une pelleté dedans, le silence, je me redresse dehors, mugissement. Je me repenche, une pelleté, de nouveau debout, hurlement... Les rafales sont assourdissantes.

Je pioche ainsi en alternance avec Théo pendant des minutes qui durent des heures avec ce bruit de vent qui vient nous fouetter les tympans par vagues au fur et à mesure de nos coups de pelle. Tel le bruit aux oreilles d'un nageur en papillon tantôt en surface tantôt sous l'eau. Quand le trou s'agrandit, on jubile, mais le sentiment est toujours de courte durée. Nous nous rendons compte que nous devons gratter en continu si nous voulons maintenir un semblant de grotte. C'est pas possible, c'est pas viable. Nous n'allons pas bêcher toute la nuit !

Le désespoir me gagne.

Le visage de la mort m'effleure l'esprit. Je pleure de rage en silence, la mâchoire serrée.

Je creuse. Je creuse avec violence.

Je n'en peux plus. Nos pelletées butent sur les parois, retombent sur nos pieds. Nous sommes épuisés. Nous avons bien quelques regains de l'énergie du désespoir qui nous font jeter haut et loin cette maudite poudreuse mais jamais bien longtemps. À ce stade de la tempête, avec ce vent, il est impossible de ne serait-ce qu'envisager de planter la tente. Le vent l'arracherait alors même qu'on voudrait la déplier. Et perdre sa tente c'est beaucoup trop grave pour en parier le risque.

Je demande à Théo : « Et si on appelle les secours là, ils mettront combien de temps à venir tu penses ? » - « Au moins huit heures. On est au milieu de nulle part ! » Arf, ça sent pas bon, on va se démerder.

Mon compagnon a froid, il doit s'habiller.

Entre deux creusages je lui tend nos sacs déjà plein de neige qui attendaient à l'extérieur. Il s'habille enfin et je décide de faire de même. J'enlève mon K-way, j'enfile ma doudoune et je remets ma couche "étanche". C'est difficile. Mes mains sont rouges, mordues par le froid. Je peine à enfiler mes gants trempés, mes doigts ne trouvant même plus les trous. Je m'aide de mes dents.

Théo place un tapis isolant dans le fond du trou pour s'y installer sommairement. De toute façon, il n'y a de la place que pour un.

Nous arrêtons un moment le labeur, la neige revient. le navire prend l'eau... écoper est inutile. Il nous faut de l'aide. Nous devons appeler les secours !

Théo sort la balise SOS de son sac et me la tend.

C'est un moment bref mais solennel. À partir de là, notre problème n'est plus personnel, il va impacter du monde. C'est aussi pour nous devoir accepter la défaite. S'écraser devant mère Nature et sa toute puissance. Écraser notre volonté de s'éloigner de la civilisation pour un temps.

Je prends la balise et je craque l'opercule à usage unique. L'antenne se déploie et j'appuie sur "ON". Ça clignote ! L'émission du signal radio est lancée.

« • • • — — — • • • ».

SOS. J'entends déjà le bruit des moteurs qui s'approchent. Des hommes arrivent et nous prennent en charge. Rideaux !

Non évidemment que non ! Un cours silence pesant s'installe.

Je crie finalement à Théo qu'il faut qu'on appelle le 112 avec son téléphone. Le mien est sous toutes mes couches attaché à mon cou par une ficelle, pas pratique à récupérer.

Il le sort donc du haut de son sac et se met en boule dans son manteau pour voir l'écran qui, sans ça, se recouvre de neige.

Je m'assieds près de lui, perché un peu plus haut, le buste dans la tourmente, je me penche pour m'abriter du mieux possible et tente de garder la balise libre de neige. La dalle tactile du téléphone de Théo ne répond pas à ses coups de doigts. Il fait alors un geste sacrificiel qui peut être lourd de conséquences à ce stade : il enlève ses gants. Il ne les remettra jamais...

Il est quinze heures.

ICELAND une semaine à la neigeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant