Tout en sortant le gratin dauphinois du four, Annie appela ses enfants à la cantonade pour le dîner.
-Pauline, Léo, Daphné, à table !
De vagues « J'arrive ! » lui parvinrent en retour depuis leurs chambres mais trois minutes plus tard, aucun n'en était encore sorti. Habituée à cette routine contre laquelle elle avait cessé de lutter, c'est néanmoins lasse qu'Annie entreprit de faire du porte à porte pour que ses enfants daignent venir manger.
Depuis que son mari l'avait quitté pour une femme moitié plus jeune il y a un an, Annie avait du mal à remonter la pente. Pour tout ce qu'elle avait à reprocher à son ex-mari, elle s'en voulait tout autant pour s'être voilée la face toutes ses années. Mariée sur la base d'un coup de foudre, elle s'était vite aperçue qu'il ne pensait qu'à lui et ne l'aimait que parce qu'elle en faisait autant. Peut-être par fierté, parce qu'elle refusait d'admettre qu'elle avait commis une erreur alors que ses parents avaient désapprouvé le mariage, ou nourrie par l'espoir illusoire de changer son mari en prince charmant, elle s'était investie corps et âme pour créer la grande histoire d'amour dont elle rêvait. Année après année, couche après couche, elle n'avait fait en réalité que vernir les fissures de plus en plus nombreuses de leur couple jusqu'à ce qu'il craque. Égoïste, son ex-mari l'était assurément, mais qu'était-elle elle qui avait refusé de voir tous les problèmes qu'ils avaient ? Elle l'avait écrasé pour le faire entrer dans un moule qui ne lui correspondait pas et elle-même ne s'était pas écoutée quand son cœur lui disait depuis longtemps qu'il ne subsistait plus rien de leur amour si ce n'est leurs enfants. Elle était tout aussi responsable que lui du résultat et lui en vouloir ne la soulageait en rien. Non, le fait est qu'elle était seule décisionnaire de sa vie mais le fardeau de cette prise de conscience était difficile à porter.
Seuls ses enfants l'aidaient à le supporter mais Annie tâchait de ne rien leur montrer. Elle ne voulait pas que les rôles s'inversent, qu'ils la protègent quand c'était à elle de le faire. Annie défendait même leur père à qui ils ne pardonnaient pas le départ de peur qu'ils s'enferment dans leur colère et s'évertuait à se montrer forte et optimiste pour leur donner l'exemple. Par la force des choses, elle avait fini par croire en ses propres paroles et savait qu'elle finirait par s'en sortir, qu'aussi long que serait le tunnel il y aurait forcément une lumière au bout. En attendant, elle ne pouvait que s'accrocher et avancer, jour après jour.
Annie entra dans la première chambre du couloir, celle de Pauline. Vissée sur son smartphone, l'adolescente le plaqua brusquement contre elle lorsque sa mère entra, l'air paniqué.
-Hé ! Tu pourrais frapper avant d'entrer ! s'offusqua-t-elle.
-J'aurais pas à le faire si vous veniez quand je vous appelle, remarqua Annie. Allez, va commencer à mettre la table s'il-te-plaît.
Par principe, Pauline soupira en levant les yeux au ciel pour manifester son mécontentement avant d'obéir malgré tout sans discuter. À dix-sept ans, elle avait besoin de marquer une certaine distance avec sa mère, ce qu'Annie acceptait comme une fatalité. Sa fille s'éloignait pour mieux s'envoler et c'était avec un étrange mélange de tristesse et de fierté qu'elle la voyait devenir une femme.
Dans la chambre voisine, Daphné, la petite dernière, dansait au milieu de ses jouets, poupées et autres peluches qu'elle avait disposé en cercle comme les spectateurs d'un cirque. Ce spectacle au demeurant charmant inquiéta plutôt Annie. Le comportement de sa fille vis-à-vis de ses jouets devenait préoccupant depuis plusieurs semaines. Elle espérait encore qu'il ne s'agisse que de l'imagination débordante d'une enfant mais son instinct évoquait quelque chose de plus complexe, de plus grave. Annie se demandait si ça n'avait pas un rapport avec l'absence de leur père. Du haut de ses six ans, Daphné n'avait pas eu l'air d'en souffrir jusque-là – à vrai dire, il ne s'était pas vraiment impliqué dans la vie de la petite dernière arrivée par accident – mais elle avait changé. Comme régressé. Elle ne voulait plus quitter ses jouets, comme un bébé et son doudou, et tous les jours Annie devait fouiller son cartable avant de l'emmener à l'école pour enlever tous ceux que sa fille voulait emporter. Daphné piquait une crise à chaque fois que sa mère les rangeait, s'insurgeant que ses « amis » soient enfermés dans le noir. Désemparée, Annie envisageait de l'emmener chez un pédopsychiatre et craignait tout à la fois d'en faire trop comme pas assez, culpabilisant dans tous les cas.
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Ils voient.
ParanormalUn phénomène inexpliqué se produit à l'échelle mondiale. Les gens s'aperçoivent que toute sorte de choses inanimées - photos, dessins, statues... - se mettent à les suivre du regard. Leurs questions laissées sans réponse engendrent chez les témoins...