1 - Lundi 30 Avril 2018.

54 5 1
                                    

Il n'y avait plus trace de vie dans les yeux de Mathias. À quarante-quatre ans, il arrivait à la moitié de son espérance de vie mais ce qui l'angoissait hier ne lui importait plus aujourd'hui. Il n'était plus qu'un mort-vivant, un zombie tant animé qu'abruti par sa routine vidée de sens.

Ses collègues ne savaient plus comment l'aborder si ce n'est maladroitement, ne pouvant qu'imaginer sa peine tout en redoutant de le voir craquer devant eux. Mathias était partagé entre la sympathie et la haine à leur égard, eux qui n'avaient pas la moindre idée de ce qu'il traversait mais qui faisaient de leur mieux pour le soutenir. Bien sûr, il était injuste de leur en vouloir mais il leur en voulait malgré tout, comme il en voulait à la Terre entière et à cette sale pute qu'était la vie. Il n'y avait rien de plus cruel qu'elle. Mais alors... pourquoi s'y raccrochait-il ? Pourquoi n'avait-il pas le courage d'en finir ? Il l'ignorait. Peut-être était-il plus fort qu'il ne le croyait, peut-être y avait-il réellement encore de l'espoir tant qu'il y avait de la vie... ? Non.

Passer l'essentiel de sa journée occupé par un travail qui avait perdu tout intérêt et entouré de collègues qu'il remarquait à peine restait encore la partie la plus supportable de sa vie d'après. Le véritable calvaire commençait lorsque Mathias devait rentrer chez lui... Le silence, le désespoir et la solitude, c'était tout ce qui l'y attendait. Les mois passés n'avaient pas rendu la chose plus facile. Tous les jours, le supplice se répétait, ravivant perpétuellement la douleur. Il n'y avait plus rien dans cet appartement pour lui apporter une once de joie et surtout pas cette femme qu'il avait jadis épousée, aussi morte que lui désormais. Tout ce qu'il y avait pu avoir entre eux, tout était mort le jour de l'accident. Tout avait pourri comme tout de leur vie en commun leur rappelait ce qu'ils avaient perdu. L'habitude et le deuil, ils n'avaient plus que ça en commun.

Mathias ne prenait plus l'ascenseur. Tous les moyens étaient bons pour repousser au plus tard le moment de rentrer. Une marche après l'autre, il se rapprochait inévitablement de leur appartement et tôt ou tard, il devait fatalement en franchir le seuil. Comme presque tous les jours depuis des mois, il ne dirait pas un mot. Sa femme ne lui en adresserait pas plus en retour, enfermée qu'elle était dans sa catatonie, et il descendrait un ou deux verres de whisky pour engourdir ce corps bien trop vivant et résolu à ressentir tant de choses que Mathias ne voulait plus souffrir. Avec un peu de chance, il s'endormirait avant 4h du matin et quelques heures de sommeil sans rêve plus tard, il serait déjà temps de repartir au travail.

Jetant négligemment ses clés sur la commode de l'entrée, Mathias se dirigea directement vers la cuisine où, sous l'évier, l'attendait sa meilleure amie la bouteille. Depuis l'accident, il n'y avait eu qu'elle pour soulager un tant soit peu son âme écorchée vive. Son verre servi, il alla au salon s'affaler dans le canapé où il n'eut plus rien d'autre à faire que boire. Ni la télé ni la radio ni la musique ne parvenaient à le distraire, ainsi restait-il là, dans le silence, à observer le vide qu'il ressentait à l'intérieur. Il n'avait plus de rêve ni de projet, plus rien, plus rien depuis la mort de sa fille.

Mathias se crut déjà ivre quand, quelques minutes plus tard, il entendit la porte de la chambre de sa fille - où sa femme s'était cloîtrée depuis ce jour-là - s'ouvrir discrètement. Le bruit de pas feutrés s'approcha doucement jusqu'à l'entrée du salon.

-Mathias ? l'appela cette voix qu'il n'avait plus entendu depuis quatre mois.

-Val ?

Posant son verre de whisky sur la table basse, Mathias crut rêver lorsqu'il se retourna et vit sa femme entrer dans le salon le sourire aux lèvres. Il avait pourtant tout tenté pour la faire réagir depuis des mois mais rien n'avait semblé l'atteindre. Enfermée en elle-même, Valentine ne lui avait pas rendu ses étreintes quand il avait cherché du réconfort, pas plus qu'elle n'avait pleuré avec lui ni répondu à ses insultes quand il n'avait plus supporté qu'elle l'abandonne aux affres du deuil, le laissant tout gérer seul pour l'enterrement. Prostrée sur le lit de leur enfant, entourée de ses affaires, elle ne se levait plus qu'une ou deux fois par jour pour boire un verre d'eau ou grignoter un quignon de pain, traversant les couloirs de l'appartement d'un pas traînant, le regard vide, uniquement mue par le plus basique des instincts de survie. Pour ne plus souffrir, Mathias avait fini par se persuader que sa femme ne reviendrait jamais à la vie, et pourtant. Fortement amaigrie par ses mois de jeûne, le teint d'une pâleur livide après tout ce temps passé enfermée dans la pénombre, son sourire suffisait à redonner sa beauté à Valentine.

Ils voient.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant