Allongée sur son lit, le cendrier posé sur son ventre tandis qu'elle tirait une latte sur son joint, Laurie, stone, s'endormait à moitié sur l'épaule de Pauline. Celle-ci décortiquait les comptes Instagram de ses stars favorites en déplorant le nombre de posts qu'elles avaient supprimés.
-Tout ça parce que leurs selfies se sont mis à les regarder ! s'énerva-t-elle.
-C'est marrant quand on y pense, nota Laurie. Les gens arrêtent pas de s'afficher tout le temps pour qu'on les voit, qu'on leur dise à quel point ils sont beaux et que leur vie est passionnante et maintenant qu'ils sont vus, ils paniquent.
En ce qui la concernait, et contrairement à Pauline, Laurie n'avait jamais été très branchée réseaux sociaux et compagnie. Du haut de ses dix-sept ans, elle se disait elle-même « old-school » sur le sujet et préférait garder ses souvenirs pour elle plutôt que de tout prendre en photo pour les exposer ensuite aux yeux de gens qui, pour la majorité, n'en auraient rien à foutre. Sa remarque la fit donc rire toute seule, amusée par le retour de flamme que se mangeait cette société nombriliste dans laquelle elle ne se reconnaissait pas. Pauline, si elle ne partageait pas son point de vue, ne put s'empêcher de rire avec elle malgré tout.
-Fais tourner, s'te-plaît, demanda-t-elle à Laurie.
-Attention jeune fille, tu es sous ma mauvaise influence ! parodia Laurie de façon dramatique en lui tendant le joint. Ta mère sait que je t'ai entraînée dans l'enfer de la drogue ?
-Dis pas ça, mon branleur de frère a failli me balancer la dernière fois ! Elle me tuerait si elle savait !
-Et que tu sors avec une fille ?
Laurie savait le sujet sensible et évitait le plus souvent de l'aborder mais la perche tendue était trop belle. Elle-même n'avait pas eu à faire de coming-out à proprement parler tant ses parents s'étaient toujours montrés ouverts sur le sujet mais Pauline vivait le sien plus difficilement. Ce n'était pas qu'elle craignait d'être rejetée ou jugée par sa famille qui, a priori, n'avait jamais fait preuve d'homophobie, mais plutôt d'être enfermée dans une case, de devenir « l'homo de la famille ». Si pour certains assumer leur sexualité signifiait presque ne se définir plus que par elle, Pauline en avait la hantise et Laurie le comprenait parfaitement. À cause de ça, elle détestait lui mettre la pression pour qu'elles puissent enfin vivre leur histoire sans avoir à se cacher ni mentir mais souffrait de la situation par la même occasion. De toute façon, elles le savaient tacitement, le sujet finirait par les séparer si la situation ne changeait pas sans que ni l'une ni l'autre ne le veuille pour autant.
-Non... avoua Pauline, gênée. Léo nous a grillées la dernière fois et il s'en fout, il s'en sert juste pour me faire chier, mais je sais pas comment ma mère le prendrait. En plus, avec tout ce qui s'passe, elle est déjà sur les nerfs alors j'pense pas que ce soit le moment de lui dire « Hé maman, au fait j'suis lesbienne ! ».
-Par rapport aux jouets ? vérifia Laurie.
-Ouais, depuis qu'elle a capté que ceux de ma sœur s'étaient mis à « voir », fit Pauline en mimant des guillemets, elle a tout balancé à la poubelle, même les vieux trucs qu'on avait mon frère et moi gamins et qui pourrissaient à la cave, tout ! Elle fait style que tout va bien mais j'te jure, on dirait qu'elle est tout le temps en train de psychoter et qu'elle peut partir en vrille n'importe quand !
-Chaud, commenta Laurie.
-Et encore, quand on a fini par voir que ça le faisait pas qu'avec les jouets et avec tout ce qu'on entend aux infos, elle a enlevé toutes les photos de l'appart, tout foutu dans des boîtes qu'elle a enfermées dans un placard. Une vrai parano !
-Mais les photos « voyaient » pour de vrai ou c'était juste dans sa tête ? demanda Laurie en mimant les guillemets à son tour.
-Bin oui, elles nous regardaient, comme toutes les photos du monde se sont mises à faire j'imagine, répondit simplement Pauline sur le ton du constat. Ok c'est dérangeant et moi aussi j'préfère qu'elle les ait enlevées mais elle est tout le temps à cran et même quand je la regarde, on dirait qu'elle doute toujours un petit moment avant d'être sûre que c'est moi qui la regarde et pas... je sais pas quoi !
-À ce point ? Pour le coup, j'avoue, c'est peut-être pas le moment de lui dire que je suis ta copine et pas juste une copine, admit Laurie en entourant le ventre de Pauline de son bras.
-Non, mais j'le ferai, promis.
Tandis que Pauline poursuivait son exploration des réseaux sociaux, Laurie méditait sur l'histoire de sa mère. Elle n'était pas stupide ni suffisamment défoncée pour ne pas comprendre que ce qui se passait n'était pas normal et avait de quoi perturber, mais de là à douter du regard de ses propres enfants ? Alors qu'elle s'en amusait quelques minutes plus tôt, en y réfléchissant, la réaction des gens face au phénomène avait quelque chose de bien plus inquiétant que le phénomène en lui-même. Après tout, on ne parlait que d'yeux qui s'étaient mis à nous suivre du regard, rien de plus. Le jour où les photos s'animeraient façon Harry Potter ou que les jouets se mettraient à tuer des gosses façon Chucky, là il y aurait de quoi paniquer, d'accord. Mais là ? Juste parce que des yeux vides s'étaient mis à bouger ?
-Les gens sont tarés, conclut-t-elle à voix haute.
-Hé ! Tu dis ça pour ma mère ? s'offusqua Pauline.
-Entre autres, lui répondit Laurie sans détour quoiqu'avec un sourire en coin.
-Bonjour le tact !
-Avoue que c'est pour ça qu'tu m'aimes.
Laurie releva la tête pour regarder Pauline dans les yeux et y chercher la réponse. Faisant d'abord semblant d'être vexée, Pauline confirma en l'embrassant avant qu'elles ne se mettent à rire. Après quoi, Laurie se cala de nouveau contre son épaule puis elles continuèrent d'errer sur Instagram, s'amusant de la tournure cocasse que prenaient certaines photos maintenant que les yeux de ceux qui y apparaissaient suivaient ceux qui les regardaient. Certaines poses, classes et travaillées mais totalement artificielles, en devenaient d'autant plus risibles et ridicules que le modèle, l'éclairage et les retouches la sublimaient à l'origine. Ça plus le fait que le joint tabassait, mine de rien.
-Attends, j'ai une idée.
Laurie roula sur le côté en direction du bord opposé du lit puis récupéra son smartphone qu'elle avait laissé traîner par terre. Elle revint auprès de Pauline sur laquelle elle s'assit à califourchon avant de l'observer à travers la caméra de son portable.
-Tu fais quoi ? vérifia Pauline en rougissant.
-Je te prends en photo pour te mettre en fond d'écran.
Joignant l'acte à la parole, on entendit le clic artificiel de la prise de photo lorsque Laurie toucha son écran.
-Arrête, j'aurais l'air d'avoir un double-menton dans cette position ! protesta Pauline.
-Ouais, un vrai thon ! ironisa Laurie en lui montrant le résultat.
-Mais si, regarde !
-Oh mais tais-toi ! T'es magnifique et tu le sais !
-Pff, n'importe quoi !
Laurie vint se rallonger au côté de Pauline et tendit son téléphone au-dessus d'elles. Son nouveau fond d'écran installé, la Pauline en photo les suivait du regard.
-Ça rend les gens fous mais tout ce que je vois, c'est que j'aurai toujours l'impression que tu seras avec moi comme ça.
Pauline, émue, ne trouva rien à répondre sur le moment. Handicapée par le malaise dû à son orientation sexuelle, elle était incapable de faire ce genre de déclaration sans se faire violence là où Laurie lui démontrait ses sentiments le plus naturellement du monde. Pourtant, elle aimait cette fille à en crever.
-Y a toujours une belle façon de voir les choses, philosopha Laurie.
-Faudra que tu me la montres.
Laurie capta tous les sous-entendus qui secachaient derrière cette phrase anodine et répondit aux craintes de Pauline parune étreinte qu'elle lui rendit.
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Ils voient.
ParanormalUn phénomène inexpliqué se produit à l'échelle mondiale. Les gens s'aperçoivent que toute sorte de choses inanimées - photos, dessins, statues... - se mettent à les suivre du regard. Leurs questions laissées sans réponse engendrent chez les témoins...