9 - Vendredi 22 Juin 2018

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Planté devant le miroir de sa salle de bain, Raphaël fixait son reflet dans les yeux. Même à l'époque, lors de ses crises les plus graves de paranoïa, il n'avait jamais remis en cause le regard que lui renvoyaient ses reflets mais tout était différent aujourd'hui. Si les statues de la fontaine du parc l'observaient quand il le traversait, qui pouvait lui garantir que cette image de lui qu'il voyait dans la glace ne l'observait pas aussi ? Est-ce que nos reflets n'étaient vraiment que des reflets ? Sitôt la question enracinée dans son esprit et Raphaël fut pris de panique devant cet autre lui qui imitait chacun de ces gestes à la perfection. Sans réfléchir, il serra le poing avant de fracasser le miroir qui s'était mis à le terroriser soudainement. Le soulagement de voir son alter-ego brisé en mille morceaux ne fut toutefois que de courte durée, une douleur atroce ayant pris le pas sur tout le reste. Des éclats de miroir s'étaient profondément plantés entre les articulations de ses doigts, desquelles le sang se mit à couler. La douleur ramena Raphaël à des préoccupations beaucoup plus concrètes, lui faisant oublier momentanément ces regards qui l'épiaient constamment. Précautionneusement, il s'attela à retirer les plus gros éclats de ses plaies avant de s'enrouler la main dans un bandage. Le blanc fut rapidement maculé de rouge, il n'avait pas le choix, il fallait qu'il aille aux urgences.

Sur le trajet jusqu'à l'arrêt de bus, Raphaël fut à nouveau assailli par le stress. Les gens qu'il croisait, ils le regardaient tous sans qu'il comprenne que sa blessure seule attirait leurs regards. Lui, toujours aussi perturbé par ses questionnements sur sa maladie – ou prétendue maladie – et son rapport avec le phénomène, n'y voyait que la preuve d'une menace qui pesait sur lui. Il ne cessait d'y réfléchir depuis qu'il avait recommencé à se sentir observé en dépit de son traitement et dans son esprit, il n'avait plus de doutes. Ce que les médecins avaient voulu faire passer pour de la paranoïa, il était sûr à présent que ça n'avait été que de la clairvoyance. Le reste du monde s'était mis à voir ce que lui avait toujours vu, n'en était-ce pas la preuve ? Ils étaient observés, comme il l'avait toujours dit, et pour une raison qui lui échappait, avec ses neuroleptiques, le Dr. Romano avait voulu le rendre aveugle à la vérité. Raphaël n'y voyait qu'une explication : elle savait quelque chose à propos du phénomène et ne voulait pas qu'il le découvre. Était-ce pour ça qu'ils le regardaient tous ? Parce qu'ils savaient qu'il voyait ? Qui d'autre connaissait la vérité ? Qui d'autre voulait le faire taire ?

Isolé dans un coin de l'arrêt de bus, Raphaël se méfiait de ceux qui l'entouraient quand bien même personne ne lui prêtait plus attention passée la curiosité que suscitait sa main blessée. Je sais que vous m'avez vu, faites pas semblant du contraire. Je finirai par comprendre ce qui se passe, personne ne m'en empêchera !

Alors que leur conversation finissait toujours par en revenir au phénomène, Laurie écoutait ses amis en parler avec un recul qui rendait la chose curieuse. Sans parvenir à mettre les mots dessus, elle constatait l'étrangeté de la situation. C'était peut-être dû à leur jeune âge, au fait qu'ils fassent partie de cette génération connectée où l'on s'exposait en permanence au regard des autres, mais le fait est qu'ils ne semblaient même plus se poser de question sur ce qui se passait. En à peine quelques semaines, le surnaturel était devenu banal pour ainsi dire. Laurie s'incluait dans le lot d'ailleurs, pour elle aussi le phénomène d'observation n'avait pas changé grand-chose à sa façon de voir le monde ou de vivre sa vie mais elle se demandait tout de même jusqu'où tout ça pourrait aller... et jusqu'où ils pourraient s'adapter.

Au sein de leur bande, certains avaient désactivé voire supprimé leur compte sur les réseaux sociaux, d'autres avaient renoncés à leur smartphone pour reprendre de vieux téléphones portables à touches, sans Internet ni appareil photo. À l'inverse, d'autres encore s'en amusaient et en jouaient via des photomontages débiles ou exploitaient le phénomène pour créer des œuvres originales. Enfin, pour les restants comme Laurie, ils s'en foutaient tout simplement et en dehors de ça, rien. Le bac continuait de les préoccuper tout comme leurs histoires de cœur et de cul, leurs premières leçons de conduite ou l'approche des grandes vacances synonymes de projets en tout genre pour chacun d'entre eux. Leur vie continuait comme si de rien n'était tandis qu'ils s'étonnaient encore de voir la panique que le phénomène suscitait chez tant d'autres. Laurie pensait en ce sens à la mère de Pauline qui avait déjà commencé à sérieusement déconner et dont la santé mentale n'allait pas en s'arrangeant d'après ce que Pauline lui avait raconté. Dans ces circonstances, elles n'étaient pas prêtes de pouvoir vivre leur histoire au grand jour et c'était uniquement en ça que le phénomène dérangeait Laurie.

Ils voient.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant