-- CHAPITRE 1 --

68 7 6
                                    

Esprit ou comment fabriquer des traumatismes d'enfance à partir de théorèmes farfelus


1. Faites des postulats à partir de simples coïncidences.

Esprit invente souvent des jeux ou des théorèmes alambiqués dont seul lui possède la clairvoyance. À titre d'exemple, un jour, il a remarqué que ma vie était rythmée par des cycles de quatre étés. Pendant les trois premières années du cycle, mes grandes vacances avaient été teintées d'une certaine apocalypse. Seules deux occurrences du phénomène lui ont suffi pour le définir comme un schéma répétitif. Depuis, cet étrange postulat s'est érigé en vérité générale absolue. Car pour lui, tout s'explique, les malheurs comme les bonheurs, mes chagrins ne sont que le fruit d'un machiavélique dessein divin. Au fil du temps, j'ai fini par me laisser convaincre. 


2. Ne prenez pas l'escalier, préférez les ascenseurs émotionnels.

Quatre années auparavant, l'été entre ma première et ma terminale avait été un calvaire. En réalité, le lycée était une torture constante, mais dès lors que j'avais rencontré Nour, la supplice m'avait paru plus supportable. À l'époque, elle était la flamme d'une bougie dans les ténèbres. Nous avions partagé tant de peines ensemble, mais aussi tant de joie et de fous rires. Folle, extravagante, sauvage, et pourtant si élégante, elle avait ce charme qui n'appartiennent qu'aux filles kabyles. C'est pourquoi, lorsqu'elle m'a annoncé qu'elle déménageait et changeait de lycée, mon monde s'est écroulé. J'ai alors broyé du noir toute la période estivale, attendant mon châtiment pendant deux mois comme un condamné se terrant au fond de sa cellule. Comme toujours, j'étais coincée avec mes parents à la campagne pour cette saison.

Nous n'avions pas les moyens de nous offrir des vacances, alors il fallait redoubler d'efforts pour tromper l'ennui de ces journées interminables. La maison était une étuve. Les murs épais de pierre gardaient la chaleur du jour, et la nuit, la température ne descendait jamais vraiment, transformant la petite chambre que je partageais avec ma sœur, en un véritable four. Pour échapper à la chaleur, je passais la plupart de mon temps dans la cave. C'était, certes, un endroit frais et humide, où l'air était stagnant et sentait la moisissure, mais je l'adorais cette cave. Je m'asseyais sur le sol et je lisais des bandes-dessinées pour me distraire.

L'été de mes seize ans, je me rappelle avoir voulu apprendre le braille, non pas par pur hasard, mais pour compenser la dégradation de ma vue. Après plusieurs jours de galère, j'ai sagement abandonné l'apprentissage de ce projet. Pour autant, je n'ai pas fait une croix sur l'idée de pallier mon handicap visuel. Ainsi, à la place, j'ai appris à naviguer dans l'enceinte de notre maison, les yeux fermés. Aidée par mon petit frère, qui jouait le rôle de sensei, j'arpentais les couloirs de la maison avec un ruban noué sur mon visage. La mission s'est soldée par un échec spectaculaire au moment où j'ai dévalé les escaliers tête la première, mon frère étant distrait par une souris qui détalait.

Une autre année, je me suis concentrée sur la pratique d'activités sportives matinales. Un peu de discipline contre ma dose quotidienne de dopamine. Pareille à une addicte, il m'en fallait toujours plus. Alors j'ai essayé le yoga pour ensuite, passer à une séance de step. Quand le step n'a plus été suffisant, j'ai enchaîné avec du fitness. Lorsque le fitness ne m'a plus assez abondée en hormones du bonheur, je suis passée à la course à pied. Malheureusement, ce cercle vertueux de discipline, tel que je le voyais, a succombé à une semaine de menstruations douloureuses. Après cela, il n'a plus jamais donné signe de vie.


3. Soyez le centre du monde.

Comme pour mettre un terme solennel et respectueux à notre amitié, Nour m'a proposé d'organiser une fête avec elle pour célébrer notre dix-huitième été. Je suis née un cinq août et elle, un dix-sept. En grandissant, j'avais fini par redouter le jour de mon anniversaire. Comme si toutes les planètes s'alignaient ce jour-là, le cinq août est synonyme de conflit. L'enfant égocentrique que j'étais aspirait à un jour où mon bonheur ne serait pas éclipsé grâce aux efforts démesurés de mon entourage pour me rendre heureuse. Je voulais devenir une fleur de lotus émergeant d'un marécage. Peu importe l'impureté de l'eau, m'épanouir était une nécessité, même si cela signifiait faire de l'ombre à toute la faune et la flore autour de moi. Il faut croire que je ne devais pas le souhaiter assez fort, car à chacun de mes anniversaires, ma famille trouvait le moyen de transformer les festivités en champ de bataille.

Martini-GrenadineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant