-- CHAPITRE 2 --

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Destin ou comment expliquer intelligemment votre retard


1. Concentrez les événements déterminants de votre vie le même jour.

Quitter la salle d'examen deux heures avant tout le monde, c'est à la fois excitant et extrêmement déraisonnable. J'ai bien vu les regards des autres étudiants, sidérés par tant d'indécence. Soit mon génie les transcende tous, soit c'est mon échec qui sera transcendant. Cela dit, je n'ai pas le choix. Dans une heure, je passe un entretien pour un job d'été dans un centre commercial. Voilà encore une preuve de la véracité du théorème d'Esprit. Une seule journée a été nécessaire pour postuler à cette annonce pour un emploi de barista dans un café italien, et pour obtenir un entretien. Ce ne paraît pas aussi glamour qu'une escapade dans les Cinq Terres, mais qui sait ce qui peut arriver ? J'aurais possiblement un charmant collègue aux cheveux bruns. Il aurait cette fâcheuse habitude de replacer en arrière ses cheveux qui lui tombent sur son visage doré par le soleil méditerranéen. Il m'apprendrait les dessous de la confection du célèbre cappuccino. Sur l'air d'Unchained Melody des Righteous Brothers, il se positionnerait juste derrière moi, son souffle chaud ferait danser les baby hair sur ma nuque. Il serait mon Sam Wheat et je serais sa Molly*. À la place de l'argile, je tenterais de dompter le breuvage torride entre mes doigts. Peut-être que sa délicate main accompagnerait mon geste alors que je renverserais le lait brûlant dans la tasse de café que je tiendrais de la main gauche, supportée bien évidemment par la sienne.

— Tout va bien ? me demande l'homme en charge du nettoyage du bâtiment, la voix teintée d'inquiétude.

Je viens de me prendre la porte vitrée de plein fouet, trop absorbée par le fantasme d'un barista italien. Alors, inutile de dire que « tout va bien » n'est pas tout à fait exact. Je masse mon front avec précaution, espérant prévenir une future bosse.

Tutto bene ! répliqué-je, une légère grimace sur le visage, avant de me remettre en route, accompagnée spirituellement par Giuseppe, mon futur collègue à l'accent chantant.

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* Caractères fictionnels du film Ghost de Jerry Zucker.


2. Prenez le temps d'apprécier le paysage.

Alors que je marche sur les pavés brûlants de la ville, l'air bourdonne de changements. Je sens aussi l'air pollué par les pots d'échappement des voitures autour de moi, mais même avec ça, aujourd'hui, je me sens optimiste et insouciante. Même la playlist dans mes oreilles en témoigne. Cet été sera le mien. Alors que je casse la démarche sur des hits des années quatre-vingt-dix, je me trouve invincible. Malgré les regards de travers ou bien ceux amusés des autres piétons, je continue mon playback sur Let's get loud de Jennifer Lopez. Mon esprit est une fête, et je suis l'invitée d'honneur. Une brise tiède soulève mes cheveux détachés, reflétant la confiance que je ressens. J'ai soudain l'impression d'être l'égérie sur la publicité de l'abribus à une dizaine de mètres de moi. En passant devant un lycée, les élèves se pressent contre la grilles, leurs yeux me suivent, comme pour me voir traverser la rue pour la dernière fois de l'année. En slow motion, je papillonne des yeux, puis je relève le menton pour afficher toute la fierté que mon visage entend bien manifester, l'air de dire « vous êtes trop jeunes pour ça, les losers ».

Rendez-vous de l'autre côté de la puberté, peut-être...

Dopamine, sérotonine, endorphine, ocytocine. I want them all !* Pourquoi tout à coup, les gens dans la rue se mettent à danser et à chanter la même chanson ? La bande originale de la comédie musicale sur ma vie s'avère plutôt intéressante finalement. En revanche, la chorégraphie à la High School Musical, on repassera. Depuis leurs balcons, les badauds me couvrent maintenant de pétales et de confettis. Deux ouvriers dans la rue abandonnent leur chantier et viennent se placer de part et d'autre de moi pour effectuer un porté grâcieux. Soulevée alors à bout de bras, mes jambes sabrent les airs avec élégance. Puis, dès que mes pieds touchent à nouveau le sol, tout le quartier se met à gesticuler en rythme derrière moi.

Martini-GrenadineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant