Love Memories (Black Ink Editions)

Chapitre 5

Swan

Billie fume dans le jardin. Depuis ma fenêtre, j'entrevois les volutes de fumée qui se torsadent derrière le bouleau contre lequel elle se tient appuyée et sa main qui manie son joint. Même pas besoin d'ouvrir en grand pour humer jusque-là les parfums de la weed. Si mon père la surprend, elle risque de se taper un sermon pendant des lustres. J'ai déjà aperçu sa mère en train d'en fumer discrètement dans le jardin elle aussi. Elle se cache, zieute en permanence vers la terrasse pour s'assurer de ne pas se faire choper en flagrant délit. En réalité, Emma et mon père n'ont rien en commun. Il est blindé de théories complotistes, a le besoin permanent que tout soit à sa place, bien en ordre, surtout moi d'ailleurs. J'ai toujours vu mon père comme une espèce de curé réchappé d'un monastère, alors que je sais pertinemment qu'il n'en est rien. Sa vie d'avant était aux antipodes de celle d'aujourd'hui. Maintenant, il fait juste semblant d'être comme ça. En titane indestructible. Ancienne femme, nouvelle vie. Il a changé au gré des années, se transformant pour oublier le mal qu'on lui a infligé. L'ordre le rassure. À l'inverse, Emma est libre, écoute du reggae toute la journée à fond les ballons, porte des jupes immondes à fleurs, comme sa fille, la crinière toujours lâchée et pas toujours coiffée. Elle est libre, oui, même trop, si bien qu'elle ne pense qu'à elle-même. Elle ne fait que ce qui lui chante. Elle a envie de se barrer, elle se barre, elle a envie de poser ses valises, elle reste. Elle traîne sa fille comme un bagage et Billie ne s'en rend même pas compte. Emma ressemble à ma mère. Pas physiquement, non. Elle et Billie ont les mêmes cheveux noirs comme du jais, longs et raides tels des bambous, ainsi que des yeux noisette semblables, hormis que ceux de Billie sont plus jolis, plus francs. Tout se lit dedans, alors que sa mère a appris à se cloisonner, à mentir, à tricher. À l'image de la mienne. Moi aussi, je possède les mêmes prunelles que ma salope de génitrice. Ce bleu glacial dénué de vie. Sur les photos, elle est encore plus belle qu'Emma, mais plus démolie aussi. Son visage est comme hanté, pétri d'une passion abîmée. Mon père a été détruit à cause de cette femme. Or, pour une raison nébuleuse, il renoue avec le même genre de nanas. Frivoles et instables, plus sujettes à se préoccuper d'elles-mêmes qu'autre chose. Quand elle en aura marre, Emma se tirera sans un regard en arrière. Peut-être qu'elle prendra sa fille avec elle, puis du jour au lendemain, elles sortiront de nos vies toutes les deux sans crier gare. Mon père sera de nouveau détruit et moi, encore seul.

Je quitte la fenêtre et l'ombre de Billie pour m'approcher de mon bureau. J'ouvre l'un de mes cahiers et tire une photo d'entre les pages. Je l'observe un instant, la tête bourdonnant comme chaque fois que mon regard s'attarde longuement sur la beauté froide aux longs cheveux châtain qu'a incarnée ma mère. C'est elle qui a volé ma voix. J'essaie de respirer en éprouvant la vague de rage qui gronde en moi, comme si je devenais une sorte de vase qu'il fallait à tout prix remplir, puis, prêt à n'importe quoi pour m'en détourner, je fourre le cliché dans la poche arrière de mon jean.

En silence, je me glisse hors de ma chambre, dévale les marches, traverse le salon après avoir vérifié que ni mon père ni Emma ne traînait dans le coin, puis me fonds dans le jardin.

En apercevant mon ombre se déployer sur l'herbe, Billie planque la weed sur le côté de sa cuisse en espérant la cacher, même si la fumée continue de s'en échapper en volutes. Lorsqu'elle réalise que ce n'est que moi, elle m'adresse un sourire en coin.

— Au moins, je suis sûre que tu ne diras rien, se moque-t-elle.

Je lève les yeux au ciel, tire la photo de ma poche et, même si je ne suis pas certain qu'il s'agisse d'une bonne idée, la jette sur ses cuisses recouvertes de l'un de ces tissus colorés qu'elle affectionne. Tandis qu'elle la prend avec précaution, je me laisse tomber près d'elle, écarte les jambes et pose les poignets sur le sommet de mes genoux.