Chapitre 6

9 2 0
                                    

Billie

Pour une raison étrange, je n'ai pas parlé de la photo que m'a donnée Swan à ma mère. J'aurais pu. Lui montrer, la bombarder de questions, analyser ses réactions, cependant, les mots n'ont pas franchi mes lèvres. Peut-être à cause de Lucyan, parce qu'elle a l'air heureuse avec lui, que je ne veux pas interférer dans leur bonheur. Alors, lui afficher ce type qui nous a laissées autrefois, qui lui a brisé le cœur, ce n'est sûrement pas très utile et tout aussi égoïste que pourrait l'imaginer Swan. Je n'arrête pourtant pas d'étudier le cliché, à m'en brûler les rétines.

Sur la photo, mon père doit avoir dans les vingt-cinq ans. Il avait dix ans de plus que ma mère. Il tient fermement serré contre lui les deux jeunes femmes, avec une certaine arrogance. Lucyan se tient à côté de Déborah, la mère de Swan. Il frôle son bras, sa main près de la sienne, mais il ne la touche pas de la même façon. Pas avec possession, plutôt de la tendresse. Une certaine adoration. Ils fixent tous l'objectif, avec de la joie sur le visage. Sauf Déborah. Elle a le regard vide. Il se dégage d'elle une aura étrange. Pas aussi froide que son fils, mais amère, triste. Elle sourit sur la photo, mais son sourire n'atteint pas ses yeux bleus. À l'image de Swan. Mon attention retourne capturer l'image de mon père : ses cheveux bruns qui semblent s'agiter dans la brise, son bronzage, sa haute stature. Ma mère m'a toujours dit qu'il était bel homme, je ne peux pas le nier. C'est sûrement tout ce qu'il avait de bien, d'ailleurs. Le reste devait être pourri.

Je scrute fixement la photo, le bras de mon père jeté sur les épaules de ces deux femmes proches de lui et... son pouce. Ce doigt perdu sur le haut du bras de Déborah, ce pouce qui a l'air de caresser sa peau. Plus j'examine sa main, sa posture, sa façon de les tenir toutes les deux, plus je me sens glacée de l'intérieur. Je finis par repousser l'image, la jette sous mon oreiller et fixe le plafond. Oui, à quoi bon ressasser tous ces vieux trucs ? Mon père n'est plus là depuis longtemps. Lucyan et ma mère sont heureux ensemble, ils se créent un nouveau cocon. Je ne dois pas prendre le risque de le briser. Je n'ai pas à remuer la merde. Pour y trouver quoi, d'ailleurs ? Rien que de la peine et des problèmes en perspective.

Je tourne la tête vers le mur peint en vert pâle qui sépare ma chambre de celle de Swan et songe à sa présence près de moi, quand il m'a donné la photographie. Un frisson s'anime dans mon ventre, roule sur ma peau telle une vague effrayante.

Je me redresse dans mon lit, bouge pour ne pas réfléchir ou sentir, pose les coudes sur mes genoux, me demande ce qu'il a pensé en découvrant cette photo. Il a bien dû s'en rendre compte. Il passe son temps à observer les autres.

Je me relève, enfile un short en jean, glisse un bout de mon t-shirt trop long dans la ceinture, et quitte mon antre pour m'avancer vers le sien. Je toque à sa porte, écoute les sons qui s'en échappent, perçois un « toc » en retour, son poing frappant une surface, et m'immerge dans son espace. C'est sa façon de dire « entrez » aux gens. Je l'ai vu agir de la sorte avec son père. L'un des seuls à pénétrer sa bulle.

Comme je m'y attendais, Swan n'a toujours pas défait ses cartons, comme s'il pensait partir bientôt, ne pas s'attarder ici. En revanche, il a branché la télé et sa console de jeux. Il est assis au milieu de ses draps, une jambe repliée, l'autre tendue, la précieuse manette entre ses mains qu'il secoue en tout sens. Il ne regarde pas dans ma direction, distrait par les images qui défilent à l'écran. Une course de voitures dans un décor post apocalyptique. Je ne suis pas très fan de jeux vidéo. Dans les endroits où j'ai traîné, nous nous occupions à d'autres activités, plus originales et agréables. La plage, la fête, les feux de camp dans le sable, la musique, les balades parmi des arbres centenaires, la découverte de lieux magiques, de véritables gravures de l'histoire humaine dispersées dans des lieux reculés et parfois oubliés de tous. Bien mieux que ces jeux vidéo qui semblent occulter tout ce qui l'entoure. À moins que, dans son cas, ce ne soit le but. Je n'ai pas encore percé à jour le mystère qu'incarne Swan. Tantôt mordant, tantôt sympa. Un vrai puzzle à lui tout seul.

Love Memories (Black Ink Editions)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant