Les instants de nos vies éparses se suivent et meurent tout le temps. Cela aussi bien dans l'indifférence totale que dans des cérémonies fastueuses, annonciatrices de souvenirs puissants. Impossible de savoir s'ils finiront dans la fosse commune ou au Panthéon de notre mémoire avant de les vivre, et de les enterrer. Plus qu'une tombe, certains de mes instants ont eu un si fort retentissement que je leur ai dédiés des statues quasi grecques dans le hall de mon esprit. Il me suffit d'y entrer pour les voir me dominer de leurs regards tantôt chaleureux, tantôt implacables. Un de ceux-là me hante et me hantera durant toute la durée de mon existence, belle malédiction sculptée en moi l'année de mes 6 ans.
Je suis en première année d'école primaire, élève discrète entourée du cercle de ses amies, disparues depuis. Levée à 7 heure au son de la cloche assourdissante de mon réveil brailleur, je me prépare pour partir à 8 heure, profitant des matins où ma mère ne me regarde pas pour oublier sciemment de petit-déjeuner ; puis je prends le chemin de l'école du quartier sous ses "Allez dépêche-toi" de mère pressée d'arriver à son boulot atroce où lui sont réservées, spécialement pour elle, 8 heures de souffrance routinières. Au quart j'arrive au portail devant lequel je perds instantanément celle qui m'a donné la vie. Elle part toujours sans un regard une fois rassurée d'avoir fait son devoir de parent en me déposant à l'heure. Je retrouve mes amies durant un autre quart d'heure d'une joie oubliée avant que les cours ne s'enchaînent en de longs discours que je comprends à moitié, ponctuée sporadiquement de moments de liberté enfermée dans les murs de la cour de récré. A l'heure du zénith me rattrape le repas de midi, dans sa majorité engloutie par Camille, mon amie gourmande de l'époque. Elle sera suivie de Clémence, Constantine, Charlotte, Céline pour que ce rôle capital échoit au final à Albane, une fille pas banale. Peu importe qui s'occupe de mon assiette, je n'ai pas besoin de manger de toute façon. Le soir arrive finalement sans que je ne le lui ait demandé et je vois mes amies partir avec leurs parents, moi attendant ma mère. En fait de mère c'est finalement Madame notre voisine qui vient me chercher. "Tes parents ne rentrent pas ce soir, ils m'ont appelée pour te garder. Tu vas voir, on va bien s'amuser toutes les deux !", m'a-t-elle dit de sa voix cassée si douce à mes oreilles. Pas un instant je ne me plains : la maison de Madame la voisine est remplie de livres, certains que je lis, d'autres qu'elle me lit. Un jour, je lui ai même lu une rédaction faite pour l'école et elle m'a applaudie, contrairement à ma mère qui n'a pas le temps pour pareille action. Ce soir-là, pourtant, pas d'histoire de prévue après sa célèbre brandade de morue dans laquelle il n'y a pas vraiment de morue. À la place, elle nous a installées sur son canapé vieux et violet, devant son poste de télévision ridicule, qui datait sûrement d'avant même son invention. Grâce à l'antenne à l'agonie sur son toit percé de trous, des images sont apparues sur le fragile écran cathodique. Accompagnées d'une mélodie irréelle, elles ont dessiné devant mes yeux émerveillées un ballet enchanteur, "Le Lac des Cygnes".
L'écran était mathématiquement trop étroit pour qu'y rentre ma tête d'enfant, cela ne l'a cependant pas empêché de m'aspirer tout entière. L'instant d'après, je me retrouvais sur scène. Les belles tenues immaculées ornaient mon corps maigre. Les lumières éclatantes balayaient mes paupières cernées de manque de sommeil. Les éclats des mains du public venaient à mes oreilles recroquevillées. La vie s'imprimait en moi, je m'y voyais sans m'y voir, retenant mon souffle depuis la maison raccommodée de Madame la voisine.
Transportée.
L'écran s'est éteint, j'ai sans doute dû me coucher, mais ces instants n'ont pas tardé, j'étais marquée, la ballerine dans mon hall de souvenir, déesse de mon passé.
Mes parents n'ont jamais accordé la moindre offrande à ce culte, et jamais je n'ai eu ni la tenue ni les cours. La dance, le ballet, les tutus, la seule pensée d'y investir le moindre centime pour leur fille ne les a jamais effleurés. Je ne peux pas réellement leur en vouloir pour ça, ils ont et auront toujours d'autres priorités.
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Short StoryAimée a toujours tenu un journal intime pas comme les autres : au lieu d'écrire sa propre vie, elle écrit celle d'un danseur de ballet nommé Eugène. Depuis ses 9 ans, c'est là son échappatoire et c'est là qu'elle se sent libre. Elle ignore cependant...