Chapitre 12 : Contre-attaque

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De fil en aiguille, Albane avait raccompagné Eugène jusqu'au seuil de son appartement. Le garçon n'avait pas lâché un mot du trajet, à part pour répondre aux questions de l'étudiante, qui se demandait même si elle avait face à elle la même personne qu'hier. Il ne fit pas signe de l'inviter à entrer, mais ne refusa pas quand elle s'invita d'elle-même. Les grandes pièces haussmanniennes dormaient dans la pénombre, donnant au lieu un aspect abandonné. Eugène n'alluma pas la moindre lumière, se déplaçant dans les pièces uniquement de mémoire. Pas très rassurée, Albane le suivit à la cuisine où un mot écrit à la va-vite leur apprenait que les mères du danseur allaient rentrer tard. Machinalement, il jeta le papier et sortit des restes du frigo. Il l'avait visiblement oubliée. La future physicienne en profita pour regarder si elle avait reçu des messages et tomba sur une série de photos envoyées par Lise. Les pages d'un carnet, avec les dates de la semaine. Albane reconnut bien vite l'écriture d'Aimée et commença à lire alors qu'Eugène avait entamé son repas tranquillement, d'une lenteur presque agaçante. Ce qu'elle lut l'effara, tous les agissements d'Eugène étaient là ! Un passage l'intrigua cependant plus que les autres, c'était le plus ancien que Lise ait photographié. Il disait :

"Ce soir, une fois rentré chez lui, Eugène oublie totalement le pouvoir des carnets. Il pense désormais que nous nous sommes rencontrés par hasard et il n'utilise plus le sien."

Si cela confirmait ce que ses plus folles pensées avançaient, Albane fut étonnée de lire qu'Eugène aussi avait un carnet, et qu'Aimée semblait le craindre. Il y aurait donc une réciprocité à l'emprise de son amie sur le jeune homme. Elle sourit à cette idée. Eugène ne faisait toujours rien, absorbé par ses mastications, et Albane en déduisit qu'Aimée n'écrivait pas à l'heure actuelle, ce qui lui laissait le champ libre.

Dans l'esprit d'Eugène, il n'y avait que du bonheur. D'abord il mangeait de bonnes choses, ce qui resterait une source de joie jusqu'à la fin de sa vie, et ensuite son amoureuse était en face de lui, à le regarder. Les deux choses combinées annihilaient sans effort ses réflexions habituelles et il se demandait juste s'il existait plus grande félicité. La réponse lui fit donné quand Albane lui demanda s'il pouvait lui montrer sa chambre. Bien sûr qu'il pouvait ! Il n'en voyait pas l'intérêt, mais il en était capable, et puis il aimait tellement sa chambre.

Il prit son repas avec lui et la guida à travers l'appartement tout en mangeant, son assiette maintenue juste en dessous de sa bouche au cas où quelque chose s'en échapperait. Pour ouvrir sa porte, il posa ladite assiette sur une commode, avec sa fourchette, comme si c'était naturel pour lui.

Sa chambre ne s'encombrait de rien. Contrairement à celle d'Aimée où semblaient dormir ses rêves et ses passions, celle d'Eugène tenait surtout de la neutralité absolue. On ne pouvait pas dire qu'il n'y apportait aucun soin, l'ensemble avait l'air propre et bien rangé, mais on se demandait s'il y vivait réellement. Seul son bureau gardait les traces d'une activité humaine, présentant au regard les cours de la semaine et quelques livres sûrement conseillés par les professeurs d'Eugène. La question pour Albane était de savoir où il avait rangé son fameux carnet avant de l'oublier. Elle se dit, en voyant le jeune homme attaquer ses devoirs, qu'il devait se trouver dans le périmètre du bureau, soit le havre de paix de son détenteur. Elle demanda si elle pouvait regarder dans ses tiroirs et obtint l'autorisation souriante d'Eugène. Ses recherches ne durèrent pas longtemps, juste le temps d'ouvrir le premier.

Un cahier de brouillon, de ce dont on ne sait quoi faire après les avoir achetés par lots de cinq. Sa couverture à l'apparence douteuse s'effeuillait sous les années et la mauvaise qualité, jamais protégée ni entretenue, quémandant une attention dont plus personne ne la gratifiait. Albane l'ouvrit et réalisa à quel point les pages étaient vides. Au jugé, c'était une petite vingtaine seulement qui avait été écrite, où la vie d'Aimée transparaissait dans seulement quelques répliques éparpillées. Eugène l'avait dessinée à côté du texte d'une manière qui ne lui rendait pas justice, sans toutefois compromettre l'identification. Ce peu d'informations concordait malgré tout avec ce qu'avait glané ça et là Albane, renforçant l'idée d'un lien entre son amie et le danseur.

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