Chapitre deuxième

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Mes amis. – Mes ennemis. – La mort de Simon.
– Un évènement improbable survint.

Nous étions assis dans l'herbe fraîche aux pieds de la tour Eiffel. Des enfants couraient, un couple marchait main dans la main, une famille pique-niquait, les passants se tordaient le cou pour voir le sommet de la tour. C'était une journée agréable. Les oiseaux chantaient, il faisait bon au soleil et le vent soufflait une brise délectable.

— Alors, Rabbi ! Elle te plait la p'tite espagnole, Maria ?

— Henri ! Laisse Simon tranquille ! défendit Jean.

— J'l'encourage, c'est tout !

Jean prit ma main. Je souris, regardai tendrement mes amis, et regardai le ciel.

— C'est aimable, intervint Lucie, mais je doute que Simon ait besoin de ton aide.

Elle jeta un clin d'œil complice à Simon, qui le lui rendit.

Lucie était la fille du meilleur ami de mon père, l'éminent médecin Jacques Dumarchand. Filles uniques, nous avions grandi en sœurs.

— Lucie, tu nous caches quelque chose.

— Moi, non. Rabbi et Maria, eux...

— Il m'a semblé entendre mon nom ?

Maria arrivait. Simon se précipita pour l'embrasser.

— Comment avez-vous pu nous cacher ça ? Lucie, tu savais ? somma Henri.

— Louis n'est pas là ? demanda Maria.

— Il ne se sentait pas de sortir, répondis-je.

— Il a même annulé sa fête, s'enquit Henri.

Louis était le fils unique d'un des hommes les plus craints, les plus riches et les plus influents de Paris : Georges Daguet, maître d'un empire immobilier colossal. Il évoluait depuis sa naissance dans les hautes sphères de la société, jusqu'à en hériter quelques marques stéréotypées qui le guindaient. D'une rencontre improbable (il m'avait renversée devant mon école) était née une amitié exceptionnelle. C'était touchant, car j'avais neuf ans et jamais un garçon de deux ans mon aîné ne m'avait porté tant d'attention.

Nous partagions tout.

— Il suit les actualités, avançai-je.

Et quelles actualités ! Au moment où nous ne l'attendions plus, Louis surgit en brandissant un journal nerveusement roulé dans son poing. Il le jeta à nos pieds.

— Louis ! Mais où étais-tu ? Que se passe-t-il ? s'effraya Lucie.

Il pointa la une du journal.

— On sait, ça, dit Madeleine.

— Tout le monde l'a vu ! s'exclama Henri.

— Et savez-vous ce que ça signifie ? Non, vous n'en savez rien. Pour vous, ce sont simplement un morceau de papier, des signatures et hop ! Voilà la Paix qui tombe du ciel ! Vous n'avez pas écouté son discours, s'emporta Louis.

Une chape de plomb nous écrasa. Même Henri se calma. Nous attendions tous, fiévreux, que Louis reprenne ; mais notre incapacité à mesurer la gravité de la chose l'hébétait. Il regarda autour de lui, l'air égaré. Les enfants jouaient et couraient toujours, les couples marchaient bras dessus bras dessous, les badauds se tordaient le cou pour admirer le sommet de la tour... Louis sourit. Pas par attendrissement. Un sourire un peu fou.

— Il a annoncé les conditions de l'armistice. (Un rapide coup d'œil vers Rabbi - Simon - lui échappa.) Ça va être l'enfer. (Il secoua la tête et se passa une main sur le visage.) Paris est allemand.

Paris s'était vidé.

Au jour de l'armistice, les Allemands occupaient déjà la capitale depuis plus d'une semaine. Ils ne réquisitionnèrent pas moins de mille bâtiments pour installer leurs états-majors. Ils investirent les plus beaux quartiers et les plus grands hôtels, les écoles, les casernes, les stades, les usines. Ouvrages proscrits, édition contrôlée, presse censurée, ville pillée, statues fondues pour faire des armes et des munitions.

C'était un théâtre. La distribution était large. Il en allait des jeux des plus banals aux plus outranciers. Très vite, certains s'empressèrent de monter des réseaux de résistance. D'autres, à l'affût de bonnes affaires et alléchés par le prestige, profitèrent de la situation pour faire des courbettes et se tournèrent vers l'occupant. Gravitait alors autour du pouvoir national-socialiste une société bâtarde de collaborateurs, composée essentiellement de Français convertis au nazisme et d'opportunistes. Bien que Vichy souffrît d'un sévère déficit d'autorité et manquât cruellement de crédibilité, les Allemands en avaient besoin pour asseoir leur propre souveraineté. Dans ce contexte, la délégation du gouvernement français prit quartier dans le ministère de l'Intérieur.

Le ministère de l'Information finançait une partie de la propagande nazie. On ferma l'Élysée. De toute manière, le gouvernement avait fui à Bordeaux avant l'arrivée des Allemands. L'administration militaire allemande et la Kommandantur du Gross-Paris occupaient la Chambre des députés. Le Palais du Luxembourg servait de quartier général à la Luftwaffe. A cette heure, on ne parlait plus de Paris, capitale de la France, mais de Paris, capitale de la France allemande.

Jean et sa famille fuiraient à Washington dans le mois suivant l'armistice. Nous nous jurâmes de nous retrouver un jour, si nous survivions à la guerre.

Je détestais les Allemands.

Lucie et moi devions participer à la manifestation du 11 novembre 1940, en commémoration de l'armistice signé vingt-deux ans plus tôt : nous n'avions pas connu la Grande Guerre et ne comptions pas connaître la véhémence allemande ! Mais Maria nous en a dissuadées.

Ce jour-là, les occupants assassinèrent plusieurs milliers de manifestants, dont Simon. Il tomba sous les yeux d'Henri. « Une balle dans l'dos », rugirait-il. Ce fut l'un des premiers actes publics de résistance à l'occupation, et un drame.

— Toi aussi tu nous lâches ? T'acceptes qu'on soit aux Boches ? T'abandonnes ?

La guerre venait de saper mon idéalisme. D'autres, comme Henri, furent retranchés dans leur fougue.

— Oui Henri, j'abandonne ! Qu'est-ce que ça pourrait changer de défiler dans les rues, de distribuer des tracts, de placarder des affiches, ou je ne sais quoi encore ?

— Alors prends les armes !

— Les armes ? Tu me fais rire ! Je suis incapable de tuer.

— Nous sommes tous capables de tuer.

Le besoin d'oublier le présent expliquait le succès des cinémas, des théâtres, des cabarets. Je m'efforçais de vivre comme avant : parcs, jardins, cafés, piscine, bicyclette. Le jour de mes dix-huit ans, nous allâmes voir Volpone. Riez pour oublier, c'est bon. Le reste du temps, pleurez.

La France était perdue. L'oriflamme nazie flottait dans le vent à tous les coins de rue, remplaçant nos drapeaux tricolores sur les édifices publics. La Wehrmacht défilait sur les Champs-Élysées dans les traces d'hommes braves, dans les pas de Simon, et souillait leur mémoire. Des panneaux écrits en allemand apparurent un peu partout. Les kiosques se remplirent de journaux d'outre-Rhin. Les horloges de la ville avaient avancé d'une heure pour s'accorder avec le fuseau de Berlin. Louis avait raison : Paris était allemand.

Puis, en juin 1941, un évènement improbable survint.

Le requiem de mon cœurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant