Chapitre vingt-quatrième

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Le temps. – Comment t'aimer, Eugen ?
– Un retour inopportun. – Noël 1942. – Fuir.

Je jetai un œil à l'horloge - vingt-deux heures vingt-deux, me retournai pour lire la date - vingt-deux décembre 1942, me retournai de nouveau et fixai l'horloge. Vingt-deux heures vingt-trois.

Les secondes m'échappent. L'aiguille qui pointe les heures ne semble pourtant pas s'exciter. Elle n'inquiète pas. Or soudain, elle tremble. Tiens, une heure est passée ! J'ai une peur bleue des calendriers, des montres et des horloges. Le temps à l'emporte-pièce m'énerve. Les secondes trottent, les minutes défilent, les heures coulent, les jours passent et les mois s'estompent sans qu'on puisse les retenir. Je me souviens de notre dernier weekend à la mer. Comment rattraper le temps perdu ? Jamais. Cette foutue guerre m'a volé un temps précieux, car les années se dérobent et nos vies, en un tour de trotteuse, sont révolues.

Vingt-deux heures trente. Eugen n'était toujours pas rentré de sa virée avec Ernst. Alors je fermai les yeux, et j'imaginai...

Eugen passe la porte. Un contrôle d'identité l'a retenu. Je sais qu'il ne me dit pas tout. Je souris. Il ne me lâche pas, ses mains sont fermement posées sur ma taille et son regard tendrement posé sur moi. Une envie irrésistible de l'embrasser me tiraille. J'hésite. J'ai peur. Je me jette à l'eau. Maladroitement, j'approche mon visage du sien, et je pose mes lèvres sur les siennes. La joie m'envahit. Le temps et l'espace sont suspendus, mais c'est furtif et sans saveur. J'ouvre les yeux, Eugen se décharne, s'efface, s'évanouit. Je frissonne. Mon cœur bat à tout rompre, et je ne ressens plus rien. Le doute m'assaille. Des questions étouffées me reviennent et je sens de nouveau le besoin de t'avoir, Eugen, à mes côtés. Un monde se démantèle : dans un songe, Eugen s'en est allé.

Comment t'aimer, sans vraiment te connaître ? Comment accepter d'être là, avec toi, pour toi, sans jamais rien partager d'autre que notre morne coexistence ? Je ne sais rien Eugen, rien de tes rêves, rien de tes peines, rien de tes peurs, rien de tes journées, et si peu de tes maigres plaisirs. Comment supporter alors de ne jamais te saisir et de ne jamais nous projeter ? Comment souffrir cette distance établie, qui fera toujours une barrière entre nous ?

Qu'importe ! Aujourd'hui, je t'ai volé un baiser. Cet instant est beau. Il s'est figé à jamais, dans un coin paisible de mon cœur. Il dit : aujourd'hui, nous nous aimons. Demain, nous nous aimerons davantage. Un jour, tout sera plus évident, et moins maladroit. Et le surlendemain, peut-être nous aimerons-nous moins. Un jour, peut-être nous quitterons-nous, je l'espère, sans regret. C'est drôle comme tout se fait et se défait, sans qu'on puisse toujours l'expliquer... Mais aujourd'hui, je t'ai volé un baiser, et nous sourions. Si un jour j'endure notre deuil, ce sera tant mieux. Comme la vie est une succession de hauts et de bas, il faut bien que ceux qui nous rendent heureux, un jour, partent.

Je sursautai. Eugen entra, un homme le secondait.

— Mon Dieu, expirai-je.

— Je t'avais promis de revenir, dit l'homme.

Je jetai un regard paniqué à Eugen.

— Il attendait devant l'immeuble de ton père.

Je fronçai les sourcils et tirai Eugen dans la cuisine.

— Il est arrivé ce matin pour vous ramener, Phil et toi, en Angleterre.

— C'est trop risqué. Edward doit rentrer seul, dès ce soir.

Eugen éteignit sa cigarette et sortit de la cuisine.

— Vous n'avez aucun avenir à Paris, dit-il.

Ed entra successivement.

Le requiem de mon cœurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant