Chapitre troisième

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Le bal. – Karl. – Eugen. – Les autres.

Rosenbach était un homme imposant, raide, hautain et misogyne, homme d'affaires puissant et fraîchement installé à Paris, mutilé à la jambe puis décoré du front Ouest comme mon père, dont il appréciait d'ailleurs le travail et la compagnie : « Jeanne aime lire ? Enfin, comprend-elle ses lectures ? Vous savez, les femmes... les femmes... Les femmes sont fragiles et influençables ! » Rosenbach me donnait envie de vomir.

Il avait racheté un des Petits Palais de l'empire immobilier Daguet pour une somme disait-on exorbitante et l'avait entièrement fait restaurer. Il y donnait des bals, et nous fûmes conviés à un de ces bals mondains. Des galeux. L'envie de hurler mon dégoût à la face du monde me retourna. Lucie prit ma main. Son sourire contracté trahissait son anxiété.

Une immense porte ouverte avalait le flot des convives pressés sur le parvis de la bâtisse dressée sur deux étages fabuleusement garnis. Sur le pas de cette porte, un petit homme chauve qui dépassait à peine son pupitre pointait les invités. Nous lui présentâmes nos cartons d'invitation. Il feuilleta son registre, raya nos noms, et nous invita à entrer.

Nous plongeâmes dans un gigantesque hall immergé sous les lumières aveuglantes des lustres chamarrés. Face à la gueule béante qui avalait le flot de convives, un immense escalier en marbre blanc, copie conforme du grand escalier de l'opéra Garnier, portait l'assemblée. Il y avait des couloirs derrière les balustrades fleuries. Le Tout-Paris allait et venait, et gravissait les marches sous l'œil jaugeur des foules accoudées aux balcons. Leurs pas, et en particulier les talons des dames, résonnaient sur le sol et leurs conversations montaient en cacophonie jusqu'aux étages supérieurs.

Nous empruntâmes l'escalier. Un brouhaha puissant, accompagné de violons, dérivait d'un large encadrement de porte. C'était là, la fameuse salle de bal.

Sur le côté, un orchestre symphonique complet jouait son répertoire sous la baguette d'un chef inusable. Des atlantes et des cariatides rangés le long de fenêtres romano-byzantines se regardaient en chiens de faïence et soutenaient le plafond voûté. Le parquet reluisait. Sa couleur chaude dulcifiait l'éclat pompeux des lustres et des rideaux.

Le champagne coulait à flots et des serveurs en complets-vestons mats serpentaient entre les convives.

— Il paraît que Theodor Dannecker est ici, chuchota Lucie.

À vrai dire, je m'attendais à voir surgir l'ambassadeur Otto Abetz lui-même mais ce fut Rosenbach qui, le premier, vint à notre rencontre en arborant son éternel air suffisant.

— Bonsoir Charles, bonsoir Jacques. Je suis ravi que vous ayez pu venir ! s'exclama-t-il en serrant tour à tour la main de mon père et la main du père de Lucie. Enchanté Madame ! Monsieur m'a parlé de vous. Joséphine, si ma mémoire ne me fait pas défaut. C'est cela ?

Rosenbach prononçait tous les « r » du fond de la gorge. Son accent frénétique sabrait la langue que Rostand s'était appliqué à versifier. Sans attendre de réponse, et après une dizaine de secondes durant lesquelles il nous avait offert d'admirer son silence, notre hôte se tourna vers Lucie et moi.

— La fête vous plait-elle ? On dit qu'à Paris, les jeunes savent s'amuser. (Lucie approuva.) Il m'importait effectivement d'organiser une cérémonie à la hauteur de nos ambitions. Là où le flambeau de notre œuvre éteint la noirceur décadente des peuples dégénérescents, nous rendons sa grandeur à l'Allemagne. Et c'est bien cela que nous célébrons, non ? Et vous, Jeanne ? Qu'en pensez-vous ? Soit. Tout le mérite revient aux artisans. (Sa fausse modestie outrageait son orgueil.) Mon devoir d'hôte m'appelle ! Madame, messieurs, je vous souhaite une agréable soirée. Profitez en mesdemoiselles pour faire quelques rencontres...

Le requiem de mon cœurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant