Chapitre quatorzième

14 2 0
                                    


Eugen retarde son mariage. – Plus rien n'arrêterait Karl et Lucie.
– Je suis enceinte.

Comme il ne dégèlerait pas du 30 janvier au 3 mars, Eugen et Hanna durent repousser leur mariage et il fallut retarder le départ d'Edward. Nous nous quittâmes finalement fin janvier, là où tout avait commencé, Ed, Eugen et moi, tous trois réunis dans mon appartement. Puis la vie reprit son cours.

En prenant le thé chez Lucie, je fus prise d'un violent haut-le-cœur. C'était en février.

— Voilà deux mois que Madeleine traîne sa toux et rien ne la soulage. Tu devrais voir un médecin.

— Ça doit être l'effet des carences. L'hiver m'épuise.

Lucie, déjà affalée sous le poids du monde, tordit la bouche.

— Karl m'a donné rendez-vous... Mais il est Allemand ! Et si notre union était impossible ? Comment survivrais-je à mes sentiments ? Jeanne, je l'aime !

Le désespoir de Juliette pour Roméo me toucha, aussi me résolus-je à motiver leurs retrouvailles ; mais Lucie prit peur et déclina l'offre. Karl, plus téméraire, insista en transformant leur tête-à-tête en une innocente virée entre amis.

— Werner passera chez toi mardi à dix-neuf heures, tonna Lucie après avoir raccroché. Nous dînons tous les quatre au Maxim's. Karl paiera l'addition.

L'autoritarisme de Lucie était fabuleux.

Mardi soir à dix-neuf heures, Eugen passait chez moi. Il était désolé et comme j'étais encore dans ma chambre, il accapara papa.

Eugen parla mariage. Il doutait. Papa décrivit donc les mariages d'amour et les mariages de raison, puis toutes sortes d'amours afin qu'Eugen les examinât : le jour venu, il saurait. Là-dessus, je sortis de ma chambre. Papa félicita ma beauté, qu'il jugeait toujours avec l'objectivité d'un parent enthousiaste. Eugen éteignit sa cigarette et prit mon bras.

De ma porte à sa voiture, il ne cessa de me jeter des œillades scrutatrices.

— Qu'y a-t-il à la fin ? grondai-je.

— Tu as grossi, souffla-t-il. C'est étonnant, compte tenu du rationnement.

J'acquiesçai. Au restaurant, les présentations furent brèves. Eugen réprouvait Lucie et Lucie méprisait Eugen. Nous laissâmes donc le brouhaha de la salle meubler notre silence et chacun se plongea dans l'étude approfondie de la carte.

— Je n'étais jamais venue au Maxim's ! m'exclamai-je.

— On y mange très bien, vous verrez, répondit Karl.

— Nous pourrions nous tutoyer, proposai-je.

Je n'aime pas le vouvoiement. Il entretient trop d'indifférence.

Eugen, planqué derrière la carte des vins, se frotta les mains.

— Qu'y a-t-il encore ? m'agaçai-je.

Il posa la carte à plat et joignit ses mains contre son cœur.

— Lucie, vous me permettez ?

— Non, répondit-elle sans sortir de sa carte.

On prit notre commande : « Une coupe de champagne. — Deux. — Un martini. — Et vous, monsieur ? — Un whisky, je vous prie. » Le serveur décampa, et tout redevint plat. Nous n'avions rien à nous dire, la situation était embarrassante et les couples mal assortis.

— Comment va Hanna ? demanda Karl.

— Elle a le mal du pays, répondit Eugen.

— Ne devaient-ils pas se marier ? s'étonna Lucie.

Eugen frémit. Le serveur nous servit, et chacun s'occupa de son verre.

— Nouveau collier ? dis-je pour relancer la conversation.

— De Karl, pour mon anniversaire. Ce sont de vraies perles !

L'alcool aida. Lucie, qui pianotait, s'intéressa au travail d'Eugen et moi à Karl. La soirée était bonne. Un groupe d'Allemands surgit. Rosenbach se planta à notre table.

— Quelle drôle de coïncidence ! Herr Werner, vous ici ! Wie geht's?

Gut, und Sie?

Tja, sehr gut! Was machen Sie hier? (Rosenbach me reconnut.) Où est Hanna ?

— Elle se sentait mal, mentit Eugen.

Rosenbach, à qui parvenaient toujours les pensées les plus ignobles, lui donna une tape sur l'épaule.

— On prend du bon temps sans sa fiancée, nicht wahr? Ah ! Je connais ! Ne vous inquiétez pas, je ne dirai rien. Mesdemoiselles ! Puis-je vous emprunter Werner un instant ?

Rosenbach entraîna Eugen vers le groupe pour le présenter à des mains et des mains, puis le relâcha. Karl, qui les avait suivis, nous rejoignit dans la foulée, heureux d'avoir touché l'ambassadeur.

— Rosenbach est le parrain d'Hanna, gémit Eugen.

— Il ne dira rien, tempérai-je.

Eugen se passa une main sous le menton.

— Il n'en aura pas besoin. Vois-tu l'homme assis à droite de l'ambassadeur ?

— Celui à l'air sentencieux.

— C'est le père d'Hanna.

La méprise était trop absurde pour nous inquiéter et nous repartîmes en fou rire.

Il s'agissait donc du premier rendez-vous de Karl et de Lucie, premier rendez-vous où l'on perçut clairement que chacun serait le premier véritable amour de l'autre. Je compris alors, vu leur ténacité, que les deux amants ne reculeraient plus devant rien pour être réunis. Cette pensée m'inquiéta. La table me pesa d'autant plus que l'apéritif avait fait place aux plats, de beaux plats appétissants à l'œil mais dont l'odeur m'écœura.

J'étais paniquée. Je dus serrer les poings, fermer les yeux, remplir mes poumons d'air neuf pour réaliser mon état et revenir à moi, transplantée dans un nouveau corps et dans de nouvelles perspectives.

Mes amis ne riaient plus. Eugen se tenait prêt à partir. Rosenbach, de loin, savourait la scène.

— Ce n'est pas raisonnable, dit Eugen.

— Ce n'est pas une maladie, insistai-je.

Le lendemain, Maria le confirma.

— Qui est le père ? demanda-t-elle.

— Je l'ignore, répondis-je sincèrement.

J'espérais seulement ne pas plier à son jugement.

— Tu devrais avoir honte ! s'écria-t-elle. Tu n'as pas d'argent, pas de chez-toi... tu n'as même pas de père pour ton enfant !

Je découvris qu'au-delà de la vie et des petites choses du quotidien dans lesquelles nous recherchons satisfaction, notre être entier est constamment menacé par notre propre imperfection, par une société corsetée, par le conformisme happant, par les démons qui creusent nos faiblesses pour mieux nous posséder.

Le requiem de mon cœurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant