Chapitre huitième

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Sa lettre d'adieu.

15 septembre 1943

« Roxane, adieu, je vais mourir ! ... C'est pour ce soir, je crois, ma bien-aimée ! J'ai l'âme lourde encor d'amour inexprimée, et je meurs ! jamais plus, jamais mes yeux grisés, mes regards dont c'était les frémissantes fêtes, ne baiseront au vol les gestes que vous faites. J'en revois un petit qui vous est familier pour toucher votre front, et je voudrais crier... Et je crie : Adieu ! Ma chère, ma chérie, mon trésor, mon amour ! Mon cœur ne vous quitta jamais une seconde, et je suis et serai jusque dans l'autre monde celui qui vous aima sans mesure... »

Les mots manquent. Tu dis : « Les grands hommes empruntent à ceux qui les ont précédés, les mots qui ont fait leur succès ». Je te sais fervente admiratrice des mots de Musset et des vers de Rostand. Tu aimes la liberté de Rimbaud, le charisme de Sand, le panache de Churchill, et le théâtre de Shakespeare. Hugo t'émeut, Voltaire te fascine, et Rabelais a une parole sainte qui t'aide à surmonter chaque jour : « Les joyeux guérissent toujours ».

J'aime la douceur qui t'habite. J'aime ton pas assuré et la chaleur de ta paume. Je me souviens du soir de notre rencontre, et j'en ris. Je ris, mais je ris peu. Je crains de laisser une œuvre inachevée, et d'abandonner ceux que j'aime et qui m'ont aimé.

Nous sommes nés à l'aube d'une ère nouvelle, prometteuse de paix et de félicité. Mais enfin, nous avons quand même eu notre guerre... Je crains alors de ne jamais connaitre ni la paix ni la félicité. Dis-moi, Jeanne, d'où vient la violence qui m'habite ? Qu'en penser ? Depuis vingt-quatre ans, c'était être vide et percé, débordé et fragmenté, précipité, sans jamais bénéficier d'un instant d'ennui pour me rencontrer. Que fais-je ? Que pensé-je ? Qu'aimé-je ? Que veux-je ? Qui suis-je, et qui es-tu ? Je veux être bon, et croire que le vice s'est glissé dans mes pas un instant, là où mes faiblesses l'invitaient.

Mes justifications sont tantôt bonnes, et souvent mauvaises. Pour me connaître enfin, je me demandai : qu'es-tu prêt à sacrifier, pour faire advenir le monde dont tu rêves ? Alors il n'est plus temps de me justifier, mais de m'assumer.

La plupart des soldats ont tué, et j'aurais voulu ne jamais avoir été de ceux-là. C'est arrivé en 36. Un camarade est venu nous trouver, qui n'appelait pourtant pas à la violence. Karl et moi avons cru tenir notre ennemi, nous l'avons battu, et je l'ai tué. Je ne l'ai jamais vraiment oublié. Je voulais seulement croire, autant que possible, que l'homme s'en était sorti vivant, jusqu'à ce que je revoie Karl, jusqu'à ce que je le tue lui aussi, jusqu'à venir ici, à Birkenau. Ce lieu m'effraie plus que tout autre lieu d'effroi, car il me rappelle sans cesse que je suis imparfait. D'où vient la violence qui nous habite, et d'où vient que nous l'exprimons ? D'où vient qu'elle croît, décroît, et mute ? D'où vient que certains en jouissent, et que d'autres la répugnent ? D'où vient que nous la tenons pour légitime, ou que nous la condamnons ? Ressort-elle seulement sur le terrain de nos faiblesses ? Quand j'eus tué pour la première fois, je découvris qu'il me fallait partir pour exister ou rester ici et n'être jamais rien.

L'homme tué, Karl s'en alla chercher nos supérieurs. Je restai dès lors seul trois heures durant près du mort. Je fus d'abord sourd et arraché au temps. L'homme était encore chaud et sa peau tendre et rosée. Aussi m'agenouillais-je souvent pour observer son pouls, espérant vraiment qu'il se remette à parler. Ainsi la première heure s'écoula-t-elle.

A la deuxième heure, l'homme devint blanc, froid, et raide. Il était recroquevillé, ses genoux resserrés contre sa poitrine et sa tête enfouie dans ses genoux. Le soleil déclinait, la noirceur de la nuit couvrirait mon ouvrage, quand je me rattrapai au temps et recouvrai mes sens. Alors je vis l'homme enroulé comme un marbre, je tâtai sa froideur, je sentis l'odeur ferreuse des peaux et des chairs béantes. Tout cela dura encore une heure, une heure durant laquelle je pris conscience de l'irréversibilité de mon acte, une heure durant laquelle je cherchai désespérément si je l'avais tué à mains nues ou à bout portant – ou peut-être était-ce Karl, qui l'avait tué ? D'ailleurs, où Karl était-il passé ? Une heure durant laquelle je vomis et tremblai de peur et de colère. Je m'agenouillais, je le touchais, je me relevais... J'étais engourdi d'effroi et de honte. Tout cela dura bien une heure, une heure au bout de laquelle le silence régnant me signifia que j'étais seul depuis deux heures. Je me demandai si Dieu ne m'avait pas abandonné ; s'il n'avait pas dépeuplé la Terre pour me punir, ou s'il n'avait pas dépeuplé la Terre pour protéger les hommes et les animaux de ma monstruosité. Depuis deux heures, j'étais seul à l'orée d'un bois. Il était habituellement vaste, bruyant et fréquenté ; mais je le trouvai, ce soir-là, mortellement réduit, silencieux et vide.

Puis il y eut la troisième heure. Tout était lourd, tout était dense. La noirceur de la nuit et l'humidité ambiante faisaient un lit à mon âme. Le froid me saisit. Je réfléchis à faire un feu pour sécher mon uniforme, et me souvins alors de l'uniforme qui m'efface. Je l'arrachai, je hurlai, je pleurai, je fis un feu pour le brûler mais au lieu de brûler l'uniforme, je mis mes mains au feu pour ne plus éprouver mon tourment d'abord, pour me faire réformer ensuite. Je souffris vraiment, corps et âme. Je retirai donc mes mains du feu et l'éteignis... Tout redevint étrangement obscur et silencieux.

Karl arriva à la fin de cette troisième heure, secondé par des officiers. Pour ma défense ou pour ma gloire, il leur dirait m'avoir vu défendre ma patrie. Je prétextai pour mes mains avoir dû étouffer un feu avivé par un mégot mal éteint. Finalement, avant que l'on ait pu me relever, je tombai raide à mon tour.

Je me réveillai à l'hôpital le surlendemain. J'appris ma réforme définitive, ainsi que la mutation de Karl et de mon père à Paris. Je ne me souvenais plus distinctement de la scène. On me dit que l'homme s'en est sorti vivant ; Karl m'avouerait ma culpabilité le soir de notre mariage. A mon réveil, on me dit que mes mains ne pourraient jamais plus tenir une arme ni pianoter habilement. C'est vrai. J'ai des douleurs physiques qui surpassent ma douleur morale et des douleurs morales qui surpassent ma douleur physique, si bien que jamais ces deux voix ne me parlent ni se taisent en même temps.

Le soir, j'embarquai pour New York. J'ignorais depuis peu que j'avais tué, et je vivais. Je sillonnai le pays quatre ans durant. Je vis du monde, je gagnai des amis, je connus des peines et des joies sans jamais éprouver aucune peine moi-même. Puis, peu avant Noël 40, je rentrai m'installer à Paris : quelque chose laissé entre l'Allemagne et la France devait me revenir pour être enfin complet.

L'art est un bel exutoire. J'ai composé un opéra dont l'intrigue m'a semblé, au départ, tout à fait anodine et qui, avec le temps, a pris la forme d'un mémoire. Quelle fin connaîtra-t-il ? Je crains de ne jamais le voir achevé.

Tu sais, Jeanne, j'ai longtemps cherché d'où viendrait le sens de mon existence ; et l'unique sentiment qui lui donna un sens fut l'amour. L'amour d'un parent, l'amour d'un ami, l'amour d'une femme, l'amour d'un fils. A Paris, j'ai eu une seconde chance. A tes côtés, j'ai eu une seconde vie. Je t'aime et je mourrai heureux de t'avoir aimée. Tu as tenu ma main quand la volonté de tenir le monde me lâchait. J'espère avoir su te rendre ce confort.

Est-ce la vie ou la mort qui nous sépare ? J'accepte plus volontiers la mort comme une délivrance.

Je joins mes vœux de mariage à cette enveloppe. Il y a, dans la poche de ma veste, le médaillon de ta mère. C'est elle qui me l'a donné. Je suis désolé de n'avoir pu la retenir parmi nous. Elle t'aimait, sois-en sûre. Elle est partie sans souffrance, le cœur libre de te savoir comblée.

Ce soir, nous fêtons l'anniversaire de Phil. Quand j'écris cette lettre, vous êtes dans la cuisine. Il trotte, tu lui cours après, et il hurle de rire. Notre demeure te déplaît. Tu la dis sinistre. Je suis de cet avis. Nous allons nous empresser de repeindre la salle à manger, afin qu'elle nous paraisse plus chaleureuse.

Je t'aime, Jeanne. Quoi qu'il arrive, aie foi en toi, aie foi en la vie, et poursuis ton chemin d'un pas assuré.

« Allons ! Vive l'amour que l'ivresse accompagne ! »

Eugen

P.S. : Au soir de mon enterrement, je veux que l'on joue la neuvième symphonie de Gustav Mahler. Jeanne, que c'est beau ! Que la mort est belle, en ré majeur !

P.P.S. : Si Mahler te tire des larmes, fais plutôt jouer Mozart.

Le requiem de mon cœurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant