Chapitre troisième

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Une étreinte tendre et rassurante.

Jörgen possédait un magnifique piano à queue Erard, qui n'avait jamais vu l'ombre d'un pianiste. Là-dessus, Eugen joua d'abord Liszt, puis Chopin. Les notes qui maraudaient face au soleil descendant envahirent bientôt le pavillon. Phil dormait à poings fermés. Jörgen et Johanna travaillaient, une réception les retiendrait tard. Eugen et moi étions donc seuls, délicieusement seuls, abandonnés à une intimité et une sérénité exquises.

A cette heure, Eugen était tout entier à son art. Tout autour de lui se défaisait et se soustrayait à son attention. Il pianotait machinalement, comme si le passé n'avait jamais existé et comme si le futur n'adviendrait plus ; et pourtant ils étaient là en coulisses, qui dictaient sa musique. Eugen composait, décomposait, recomposait. Chaque jour un peu plus fidèle à lui-même, et chaque jour pourtant différent de la veille. Chaque jour ébranlé, chaque jour conforté, chaque jour plus entier. Eugen faisait le grand pas. Il entrait de plain-pied dans l'existence. Il n'était plus seulement en proie au temps et à l'espace. Il était au monde. Il était à la petite et à la grande histoire. Du moins, je le préjugeais.

Son sourire expansif m'invita à le rejoindre. Hésitante, je baissai les yeux et portai mon index sur l'arrête de mon nez. Eugen était parti sur les traces d'Edmond à l'aube et n'était rentré que vers seize heures pour se mettre au piano. Nous n'avions rien échangé depuis la veille.

— Qu'aurais-tu dit, si nous nous étions mariés en temps de paix ?

— Mes vœux ? Je ne sais plus, dit-il en prenant une cigarette.

— Nous pourrions les écrire, négociai-je. J'ai toujours rêvé d'un mariage d'amour.

— C'est raté...

— Mais nos vœux pourraient être authentiques !

Eugen rééquilibra le cendrier sur le piano. Des bonheurs ne durent pas, et nous savions tous deux que tout bonheur éphémère peut perdurer dans une étreinte tendre et rassurante.

Dans la soirée, je passai quelques minutes à défroisser la crêpe, admirer le corsage, ajuster la ceinture, accommoder les manches de la robe de Noël dernier, puis je retrouvai Eugen dans la cuisine. Il avait remonté des bouteilles de la cave et les examinait.

— Laquelle préfères-tu ? demanda-t-il.

— Le champagne est plus festif, répondis-je.

Ses yeux pétillaient. Il paraissait distrait, buvait lentement, et surprit à peine mon départ.

Je l'attendis au salon. Le pavillon était plongé dans l'obscurité séduisante d'une nuit d'hiver immobile. Dehors, le vent se coulait entre les aiguilles des conifères et soulevait la poudreuse. Eugen posa son verre sur la paillasse et me suivit. Quand il fut à ma hauteur, je me hissai sur la pointe des pieds, enroulai mes bras autour de son cou et l'étreignis pudiquement. Nous étions amarrés l'un à l'autre en plein cœur de Berlin. Je sentais son souffle long embrasser mon front, et je respirais son odeur.

Nous dansâmes comme si la guerre n'était plus. Eugen ne jouait que des instruments à cordes frappées. Moi, j'avais toujours préféré les instruments à cordes frottées. Et cependant, tout était alors si joliment marié que nos préférences s'évanouirent, au point qu'Eugen ne savait plus de quels instruments il jouait, ni moi lesquels je préférais. Mes craintes s'étouffèrent dans une étreinte tendre et rassurante. Ses gestes volatiles me convainquirent de m'abandonner à cet instant de grâce, à l'infini extatique qu'offre un baiser.

Enfin les volets claquèrent. Je sursautai en me rappelant une nuit de coups de feu sous ma fenêtre. Berlin est menacée. Eugen m'enveloppe tendrement. Aucune crainte ne s'étouffe dans cette étreinte-là. Je prie pour ne jamais les perdre, Phil et lui, car ils sont les derniers piliers d'un monde en ruine.

Le requiem de mon cœurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant