Chapitre 3

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Je reste immobile, les yeux fixés sur le journal que Lena vient de me tendre.
La veille, nous sommes rentrés en milieu d'après-midi, à la suite du pique-nique. J'ai passé la soirée avec Jojo, puis son frère est venu nous retrouver entre minuit et une heure dans la bibliothèque. Je suis ensuite partie me coucher, satisfaite. Cependant, au réveil... disons qu'une mauvaise nouvelle nous attendait...
- Tu peux relire l'article Victoria ?, me demande Emilia d'une voix sûre, mais laissant transparaître son anxiété.
Je m'exécute :
- « Le peuple exprime clairement son désaccord avec les projets royaux en insultant par acte d'humiliation la caste 0 et, par la même occasion, ce qu'elle représente : l'abolition des castes ».
Rien que ce long titre me fait frissonner. Je vous jure que de se lever le matin et de voir dans le journal qu'une famille appartenant à la même caste que vous a été humiliée publiquement par des gens du peuple, cela n'a rien d'agréable. Malgré le goût amer que la lecture d'un tel article me laisse dans la bouche, je continue :
- « En ce jour, et dans la région royale d'Angeles, une famille appartenant à la caste 0 a subi une série d'humiliations. De la part tout d'abord d'un simple commerçant de la place centrale de la ville, puis par la suite d'une bonne partie de la foule présente qui s'est jointe sans beaucoup d'hésitations aux "festivités". Le commerçant, propriétaire d'une librairie, a tout d'abord refusé de leur vendre un article sous prétexte que la famille - je cite - « ne devait pas savoir lire ! Après tout, ils sont trop incultes pour avoir un vrai métier et ne servent que de "sales aides" à ceux qui ont vraiment du mérite ! ». L'homme les a ensuite chassés de son magasin en les traitant de "0", d'”esclaves à honnêtes gens". Quelques personnes présentes ont repris ces mêmes insultes et des huées ont commencé à se faire entendre. Par la suite, la famille a commencé à se faire agresser physiquement : de nombreuses bousculades pour commencer, puis certains ont fini par leur jeter de la nourriture de manière agressive. Légumes, pain, œufs, fournis par un second commerçant présent sur la place. Les forces royales ont arrêté plus d'une dizaine de personne et ont permis à la famille de quitter les lieux au plus vite».
Je m'arrête un instant, outrée moi-même par tout ce que je viens de lire, avant de conclure :
- Et ils finissent par «On se demande ce que la famille royale compte faire. Y aura-t-il des sanctions pour les coupables ?»
Le silence retombe sur le boudoir quand je me tais. C'est la femme de chambre de Lena qui nous a fourni le journal et je n'arrive toujours pas à croire ce qui est écrit. Je savais déjà que ma caste n'était pas très bien vue par tout le monde mais à ce point... !
La caste 0 a été créée pour tendre vers l'abolition des castes. C'est une caste où l'on peut travailler dans n'importe quel domaine, on n'a aucune barrière de spécialisation, cependant, on n'a le droit de ne travailler qu'en tant qu'aide. Ou bien qu'en tant qu'assistant. En tout cas, pas en indépendant. Et pour que même les 6 puissent engager une aide de caste 0, notre salaire nous est directement versé par l'état. On a pu choisir l'appartenance à cette caste à sa création, plus question de changer maintenant.
Moi, ça me plait beaucoup d'appartenir à cette caste. Cependant, étant donné que c'est quelque chose de nouveau, beaucoup de gens en ont peur. Ils ont peur des changements, peur même des bouleversements que cette caste pourrait apporter à la société. Ils ont peur que ce soit un piège de la famille royale pour nous asservir davantage.
Un instant, je repense à mon frère. Il a quitté son travail au restaurant sur un coup de tête, sans jamais en donner la raison, et maintenant il doit galérer à retrouver un emploi. Ce n'est pas si fréquent les gens qui veulent des castes 0 à leur service. Enfin... - je sais bien que beaucoup nous méprisent encore... - mais cette humiliation... Cela représente tellement plus ! Comment peut-on agresser une famille entière, les insulter et leur jeter de la nourriture sous prétexte qu'ils font partie d'une caste nouvelle, qui tend vers une meilleure justice de la société en plus ? Le peuple n'est pas content des projets de la famille royale ? Il faut croire que non...

Quand nous entrons dans la salle du petit-déjeuner ce matin, aucune de nous n'a l'air très joyeuse. En particulier moi, Clémence ainsi que Valentine : nos familles appartiennent à la caste 0 qui s'est faite insulter par ce détestable commerçant, puis par toute une foule...  Quand les petits pains, les confitures, pancakes et fruits sont servis, chacune de nous ne mange que du bout des lèvres. Du coin de l'œil, je vois Maxime m'interroger du regard. Il n'a pas dû être mis au courant des nouvelles et ne doit donc pas comprendre les têtes d'enterrement que l'on tire. Apparemment, la situation échappe un peu au prince Joshua également. Celui-ci finit par rompre le bruit pesant des couverts qui s'entrechoquent :
- Excusez-moi mesdemoiselles mais... - je peux vous demander ce qui vous tracasse toutes ?
Emilia réplique aussitôt d'une voix un peu cinglante :
- Vous ne lisez pas le journal votre altesse ?
Le prince surpris, ouvre la bouche :
- Oh... et bien...
Je fronce les sourcils. Maintenant que j'y pense, ça me paraît plutôt étrange que Joshua ne sois pas encore au courant de cette histoire d'humiliation. C'est vrai : c'est comme même le futur chef d'État ! Il devrait se tenir au moins aussi bien informé que nous de ce qui se passe dans son propre royaume ! Même si l'événement est très récent !
Une voix mécanique vient alors du bout de la table :
- Humiliation de la caste 0.
Je tourne la tête vers Valentine. Elle vient de dire ça à la manière d'une secrétaire qui rappellerait l'ordre du jour à son patron. Cela m'étonne un peu. Mais en tout cas, cela a l'air de fonctionner. Jojo prend un air plus grave et compréhensif, comme s'il avait enfin compris de quoi on parlait.
Il jette un coup d'œil à son père - qui ne réagit pas - et finit par se lever.
- Écoutez. Le peuple a peur du changement, voilà d'où viennent toutes ces humiliations. On n'y peut pas grand-chose à l'instant présent mais on y travaille. J'ai dans l'espoir que bientôt, les mentalités changeront. En attendant, si les coupables sont arrêtés, des sanctions seront prises.
Un brouhaha s'élève soudain. Comme si chacun avait retenu ses commentaires et que maintenant que le sujet était lancé, on ne pouvait plus se taire. Cependant, moi, et après ce que je viens d'entendre, je ne peux que garder le silence. Une chose dans le discours de Joshua m'a frappé. Deux choses même.
«Toutes ces humiliations»... Pourquoi «toutes» ? Il y en a eu d'autres ? Pourtant c'est la première fois que j'entends parler d'une telle histoire. Je suppose que je l'aurais su s'il y avait eu d'autres événements du même genre avant. Quand j'habitais encore chez mes parents, avant la Sélection, je lisais le journal tous les jours ! Et en parlant de lire le journal... Joshua n'a pas lu l'article ou quoi ? « Si les coupables sont arrêtés » ?! Il n'a donc pas vu que plus d'une dizaine de personne avaient été attrapées ? Pourquoi a-t-il dit ça ? J'ai comme l'impression qu'il nous a parlé d'un sujet dont il connaissait l'enjeu mais pas du tout les détails. Cela m'étonne. Quant à son père, il n'a pas l'air plus au courant que lui. Étrange pour le roi...
Enfin... Je n'ai pas trop envie d'y réfléchir à l'instant.  À l'instant il y a une chose que j'aimerais faire !
Je veux avoir des nouvelles de ma famille.
Je ne sais pas pourquoi... Après tout, eux n'ont pas été humiliés. Mais je les sens tellement plus vulnérables, après avoir lu cet article de journal. Comme s'il pouvait leur arriver quelque chose de très grave et que je n'en prenais conscience qu'aujourd'hui.
Je reste tout de même jusqu'à la fin du petit-déjeuner. Mais dès que celui-ci se termine, je me lève sans prendre garde aux autres. Je file aussi vite que possible et sans un mot vers la sortie de la salle. Je dois contacter mes parents et pour ça, je sais exactement où aller.
Après tout, une lettre met du temps à arriver. Autant leur téléphoner tout simplement. Il me suffit d'aller chez Marlee.

Je file d'un pas pressé dans le couloir. Quelque chose ne va pas, j'en suis maintenant persuadée. Je ne saurais pas dire pourquoi. La veille, j'étais toute joyeuse, complément naïve. Je ne me serais jamais douté qu'une foule entière pourrait s'accorder pour abaisser l'un des siens. Aujourd'hui, je me demande pourquoi je n'y ai pas pensé plus tôt. Comment j'ai pu ne rien voir ?! Ma famille est exposée. Elle pourrait être touchée à tout moment.
Soudain, je m'arrête. Et si c'était déjà le cas... ? Si l'un des membres de ma famille avait déjà subi ce genre de discrimination ? Avant même que l'humiliation de cette famille n'ait été révélée... Si...
- Victoria attends !
Je me retourne. C'est Joshua qui arrive. Il a une mèche décoiffée qui caresse son front et il est essoufflé : il a dû courir pour me rattraper.
- Je... Je suis désolée Joshua. Je dois y aller !, je souffle rapidement, décidée à ne pas tarder.
Je m'apprête à reprendre ma marche rapide mais je suis de nouveau interrompue par le prince. Jojo m'attrape par les épaules.
Il me demande d'une voix peu assurée :
- Attends Vica. Tu es sortie de la salle tellement vite... Dis-moi au moins ce que tu comptes faire ? Tu ne veux pas... pas partir tout de même ?
Je hausse les sourcils. Partir ? Pourquoi ? Devant mon manque de réponse, Joshua reprend :
- Oh, ce n'était pas ton intention alors. Tant mieux. Je me doute que tu dois t'inquiéter pour tes parents après ce que tu as lu. J'ai eu peur un instant que tu ne veuilles les rejoindre.
Oh... Je vois. Soudain, je me sens un peu coupable. En réalité, si je voulais contacter mes parents, il ne m'est pas venu une seule seconde l'idée d'aller voir par moi-même s'ils allaient bien. Je me sens alors un peu égoïste.
- J'allais simplement les appeler...
- Tu pourras le faire, mais tout à l'heure. J'aimerais te dire quelque chose.
Vu les circonstances, je m'attends au pire. Mais Joshua ne semble pas décidé à me parler ici. Il jette un coup d'œil autour de nous, comme s'il surveillait la place.
- Viens, me dit-il simplement en repartant aussi vite dans l'autre sens.
Prise de cours, je n'ai pas d'autre choix que de m'élancer à mon tour à sa suite. Joshua me fait repasser devant la salle à manger et continue sans s'arrêter. Au bout d'un petit moment, je commence à reconnaitre le chemin et à comprendre où Jojo veut me mener ; on se dirige vers le bureau de Maxon. Ce que je ne comprends pas c'est pourquoi. Joshua compte voir son père ? Qu'est-ce qu'il a donc à me dire ? Je ne vais pas tarder à avoir ma réponse.
Quand on arrive, je vois en effet que je ne me suis pas trompée. Joshua m'ouvre la porte du fameux bureau puis entre derrière moi en refermant la porte. Sans un mot, il se dirige vers une commode dont il ouvre le deuxième tiroir.
Il farfouille dans un tas de papier quelques instants et sort plusieurs fiches.
- Ce sont quelques rapports de gardes royaux. Lis-les.
Intriguée, je me penche sur les fiches qu'il me tend. Elles sont toutes écrites rapidement et sont parfois difficiles à déchiffrer.
« Un abri refusé à une mère et à ses deux enfants à cause de leur caste... » ; « ... » ; « Un homme gravement malade qui, par sa caste, se voit refuser une place à l'hôpital de sa ville... » ; « ...plus d'emplois pour cette nouvelle caste... »
Je me fige. Mes lèvres tremblent quelque peu. Je demande :
- Il s'agit de la caste 0 ?
Joshua hoche la tête.
- En réalité, l'humiliation reléguée par le journal que vous avez lu ce matin est loin d'être la seule. Et la plus grave aussi.
Après un petit temps de silence, il rajoute :
- En général, on essaie de ne pas trop le faire savoir, pour ne pas inciter à plus d'événements de ce genre. Mais il est vrai que le peuple agit beaucoup en ce moment.
Je ne sais pas quoi dire. J'ai l'impression qu'une évidence m'a soudain sauté aux yeux. Mais finalement, à quoi bon me montrer que les agressions sont nombreuses ? Je m'étais déjà rendu compte que la situation était grave. 
- Pourquoi me montrer ça ?, je demande platement.
Joshua hésite, puis me répond en pesant chacun de ses mots.
- Je veux que tu saches ce qu'il en est. En souvenir de la dernière Sélection, de nombreux gens pensent encore qu'il y a toujours un contrôle. Un scénario. Un protocole. Une quelconque manipulation. Ils n'ont pas tout à fait tort... Mais ce ne sont plus les mêmes qui ont la main...

La Sélection de Victoria (T2) - Confidences Où les histoires vivent. Découvrez maintenant