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Ils avaient rapidement fini par trouver les côtes de l'île. Le murmure de la mer les avait guidés jusqu'aux rochers qui bordaient le sable, l'air marin avait peu à peu pris le dessus sur l'air brûlant de la fumée de l'explosion, et le feuillage des arbres s'était désépaissi, laissant apparaître le ciel. Le petit groupe avait pu facilement trouver son chemin, il avait suffi qu'ils avancent en ligne droite pour retrouver la mer. Sur cette partie de l'île, la végétation était moins dense, moins abondante, et les rochers étaient plus volumineux. Ils s'entassaient les uns sur les autres, leur surface était plate, lisse, ce qui faisait que l'on pouvait s'asseoir dessus. Certains étaient collés ensemble, formant une muraille de pierre, et des marres apparaissaient çà et là.
Rindo et ses coéquipiers s'étaient installés à la lisière de la forêt, adossés contre des troncs d'arbres, derrière un mur de rochers qui les rendaient invisibles depuis la mer. Izana et Ran s'étaient chargés de récupérer de l'eau de mer pour la filtrer, afin qu'ils puissent boire et laver leurs blessures. Yuzuha en avait profité pour récupérer tous les bandages de coton qu'ils avaient utilisé, elle les avait rincées dans la mer, puis elle les avait étendues sur un rocher pour les mettre à sécher.
Pendant ce temps, Seishu avait étendu Hajime sur le sol pour commencer à lui prodiguer des soins de premiers secours, aidé de Wakasa et Benkei. Ils nettoyèrent le sang qui couvrait son visage, puis ils s'étaient occupés de recoudre l'entaille qui déchirait son visage du mieux qu'ils pouvaient. Ils avaient préféré ne pas toucher à son iris en lambeaux, et ils n'avaient pas posé de nouveaux bandages pour laisser sa peau respirer. Enfin, de leur côté, Rindo et Keisuke avaient fait de leur mieux pour sauver la main de Kazutora, tandis que Sanzu s'occupait de guérir les plaies superficielles qui leur avaient été faites au cours des combats avec les policiers. Ils n'avaient pas pu faire grand-chose pour Kazutora, ses doigts ne bougeaient plus, excepté son pouce et son index qui remuaient très faiblement. Le reste des tendons étaient sciés, ses doigts ne bougeraient plus jamais. Keisuke avait alors recousu sa main, puis il l'avait de nouveau bandé.
À présent que tous les soins avaient été réalisés, le petit groupe s'était rassemblé et tentait de se reposer. Izana et Yuzuha montaient la garde en parlant à voix basse, et Ran s'était endormi sur leur genoux. Wakasa s'était allongé sur une pierre et avait fermé les yeux, mais il n'avait pas l'air de s'être endormi. Benkei s'était installé à son opposé, lui aussi sur un rocher, et somnolait tranquillement. Seishu s'était allongé aux côtés de son fiancé, il tenait sa main dans la sienne, posée sur son cœur, et caressait son visage avec une infime douceur. Il n'avait pas détourné le regard une seule fois de lui, il le regardait dormir en silence, les yeux remplis d'amour et d'inquiétude, laissant ses doigts passer sur sa joue froide.
Keisuke et Kazutora aussi s'étaient endormis. Kazutora s'était adossé contre le tronc d'un arbre, et Keisuke avait posé sa tête sur ses genoux pour se reposer. Il avait pris sa main intacte pour la tenir, et la caresser, et s'était rapidement écroulé de fatigue. Kazutora avait pleuré un long moment, mais il n'avait pas prononcé un seul mot. Il avait fini par laisser tomber sa tête sur l'épaule de Rindo, assis près de lui, et s'était endormi bercé par ses larmes. Rindo avait passé sa main dans ses cheveux et le caressait doucement, et de son autre main il tenait celle de Sanzu. Lui aussi était assis à ses côtés et avait laissé tomber sa tête sur son épaule, mais il ne dormait pas encore.
Rindo savait qu'il ne dormait pas, mais il n'osait pas lui parler. Il ne voulait pas briser le silence qui s'était installé, et aucun mot ne lui venait à l'esprit. Son regard était rivé sur l'océan qu'il pouvait apercevoir à côté des rochers qui formaient un mur devant lui. Au loin, une brume avait commencé à apparaître, couvrant la mer d'un léger voile blanc. L'horizon se fondait avec le ciel sans que Rindo ne puisse les distinguer l'un de l'autre. L'eau était calme, il n'y avait presque pas de vagues, seulement quelques vaguelettes qui se perdaient dans l'immensité de l'océan. Le ciel s'éclaircissait progressivement, le bleu sombre se teintait peu à peu de lueurs rouge et jaune. Elles étaient encore pâles, mais elles se faisaient déjà voir, et bientôt le soleil se lèverait au bout de la mer.
   C'était apaisant de regarder le lever du soleil. De juste le contempler dans le silence de la nature, bercé par le chant de la mer et le chuchotement de la forêt. Ils pouvaient enfin se reposer, l'esprit de Rindo se calmait enfin. Son cœur ralentissait dans sa poitrine et ses pensées arrêtaient de s'emmêler. Son sang ne battait plus ses tempes à toute vitesse, et il arrivait de nouveau à réfléchir. Maintenant qu'il avait arrêté de courir dans tous les sens et de se battre, il se sentait beaucoup mieux, et beaucoup plus rationnel, mais il se rendait compte que la situation n'était peut-être pas si catastrophique que cela. Bien sûr, c'était sans doute l'une des pires situations et missions qu'il n'avait jamais vécu, et les problèmes leurs étaient tombés dessus un à un.
Le Bonten était dispersé sur toute la surface de l'île, ils n'avaient aucun moyen de se contacter les uns les autres, et donc de savoir qui était encore là ou qui était blessé. Le groupe de Rindo ne savait même pas si Shinichiro avait été libéré, ou même s'il était vraiment ici et toujours en vie. Takeomi et Hanma étaient morts, la vie d'Hajime ne tenait plus qu'à un fil, Kazutora avait en partie perdue sa main gauche, Seishu était sur le point de partir en vrille tellement il avait peur de perdre son fiancé... Sans parler de Keisuke qui n'était qu'à moitié fiable avec Chifuyu, et de Wakasa et Benkei qui semblaient être en froid.
   Mais il fallait voir le positif de la situation. Il y en avait vraiment très peu, mais il y en avait, ne serait-ce qu'une petite lueur d'espoir. Rindo avait réussi à retrouver les personnes qui comptaient le plus pour lui, et elles étaient toutes en vie. Certes, Kazutora était gravement blessé, mais il était en vie, et c'était ce qui comptait le plus. Et ils avaient aussi pu rassembler une grande partie du groupe, il ne restait plus qu'à retrouver Mikey, Draken, Emma et Senju. Et Shinichiro s'il était avec eux. Et puis, ils avaient réussi à retrouver le chemin, il ne leur restait plus qu'à atteindre leur point de départ, à appeler Akane ou South, et là de nouveaux membres du Bonten pourront être sauvés. Il fallait espérer qu'ils ne rencontrent plus d'obstacles jusque là. Ils pouvaient toujours se battre, surtout qu'ils étaient nombreux maintenant, mais le problème était plus l'état d'Hajime. Un nouveau combat leur ferait perdre du temps, et donc cela retarderait sa prise et son sauvetage. Ils allaient devoir se montrer très prudents.
   Son œil crevé avait arrêté de saigner, mais il avait perdu une énorme quantité de sang et il n'avait pu récupérer aucune force, alors il était très faible. Ce serait un miracle qu'il se réveille ici, mais il ne valait mieux pas. Au moins, inconscient il ne pouvait plus se battre, d'une certaine manière ça gardait la mort loin de lui... Alors que s'il se réveillait, il allait de nouveau vouloir se battre. Le connaissant il serait capable de se battre alors qu'il tenait à peine debout, juste pour protéger Seishu. Même s'il était entièrement aveugle, Rindo était sûr qu'il en était capable.
   — Il y avait du sang dans ses oreilles, murmura soudain Sanzu près de lui.
   Rindo détourna les yeux d'Hajime, qu'il avait commencé à regarder avec inquiétude, et tourna légèrement la tête vers Sanzu.
   — Quoi ?
   — Hajime. Il y avait du sang dans ses oreilles. Vraiment beaucoup.
   — Tu penses qu'il ne peut plus nous entendre, demanda le jeune homme en fronçant les sourcils.
   — ... C'est possible.
   — Mais non. Quand il était encore conscient on lui a parlé et il entendait.
   — Peut-être qu'il vous entendait mal... Peut-être que pendant qu'il se battait quelqu'un a tiré juste à côté de ses oreilles. En tout cas il y avait du sang, c'est possible qu'il ait perdu une partie de son ouïe.
   — Peu importe tant qu'il vit, dit Rindo à voix basse. On apprendra le langage des signes s'il le faut.
   — Oui... mais s'il tombe dans le coma, il n'entendra pas Seishu lui parler...
   Rindo ne trouva rien à répondre et préféra faire comme si tout cela ne risquait pas d'arriver.
   — Qu'est-ce qu'il se passe entre Wakasa et Benkei, demanda-t-il pour changer de sujet.
   — Wakasa voulait partir avec Mikey et Draken dans la prison où on pensait qu'il y avait Shinichiro, mais Benkei l'en a empêché parce que c'était trop dangereux, et l'a forcé à partir, expliqua Sanzu en prenant bien garde à ne pas se faire entendre d'eux.
   — Je vois... Et donc tu ne sais pas s'ils ont pu retrouver Shinichiro ?
   Sanzu ne répondit pas tout de suite, ce qui fit se tourner Rindo vers lui.
   — Qu'est-ce qu'il y a ?
   — Rin... Il faut que je te dise quelque chose, soupira Sanzu en se relevant.
   — Quoi ?
   — Quand on est arrivé sur l'île... C'est comme si tout avait été préparer pour notre arrivée. Ils savaient qu'on allait venir, ils nous attendaient. Je veux dire... Tous les chemins étaient libres pour qu'on avance, on a pu s'approcher de la prison qu'on voulait sans avoir de problèmes. Et d'un coup tout le monde nous ait tombé dessus. C'était comme si on était tombé dans un piège, tout avait été fait sur mesure pour nous. La police, l'armée... Elles savaient qu'on allait venir.
   — Qu'est-ce que tu veux dire, demanda Rindo en fronçant les sourcils.
   — J'ai juste l'impression qu'on est tous tombé dans un piège. On nous a attiré ici avec Shinichiro et nous on s'est rué là comme des imbéciles.
   — Tu penses que Shinichiro n'est pas là ?!
   — Je sais pas. Tu penses vraiment qu'après trois ans il serait toujours en vie ?
   — Ça aurait fait la une des journaux s'il était mort, dit aussitôt Rindo.
   — Peut-être pas. Même si Shinichiro mourrait, l'état resterait en guerre contre nous, et chaque information sur l'autre vaut de l'or. Regarde... On avait Chifuyu avec nous et on a fait aucune demande de rançon. On a rien dit à son sujet, on aurait pu le tuer, la police ne l'aurait pas su. Si on faisait croire qu'on l'avait toujours avec nous, elle n'aurait pas pu savoir qu'on l'avait déjà tué. Qu'est-ce qui te dit qu'ils n'ont pas fait pareil avec Shinichiro, et qu'ils nous ont fait croire qu'il était là pour nous attirer sur leur territoire ?
   — Je ne sais pas... Comment est-ce qu'ils auraient pu nous faire tous croire ça sans s'être concerté ? C'est grâce à Chifuyu qu'on a eu nos infos, et il avait aucun moyen de communiquer avec les autres.
   — C'est vrai... Mais il a très bien pu suivre un plan de secours déjà prêt depuis longtemps. Je sais pas, par exemple, si un membre de l'équipe de Chifuyu disparaît, peut-être qu'il était déjà prévu de lancer ce genre de plan ? Nous c'est ce qu'on fait. Si Mikey disparaît on sait déjà ce qu'on doit faire, pareil si l'un de nous se fait capturer.
   Rindo ne répondit pas tout de suite. Ce que lui disait son petit ami était horriblement cohérent. À la place de la police, lui aussi aurait fait ça. Il n'aurait pas hésité à tendre un piège à ses ennemis pour les attirer sur son territoire. Il était très probable que leur venue sur l'île ait été prévue... En revanche, l'arrive de Rindo ne pouvait pas avoir été prévue, puisque même le Bonten ne l'avait pas anticipé.
   — C'est possible, soupira le jeune homme au bout d'un moment. Mais j'ai quand même du mal à croire que Shinichiro soit vraiment mort. Ça me semble tellement improbable qu'ils le tuent et gardent ça secret autant de temps... Qu'ils le gardent secret un an, oui pourquoi pas. Mais le Bonten s'est remis de sa disparition, Izana a pris les commandes et il aide Mikey, et on est devenu encore plus fort. Ça n'avait plus aucun sens de nous cacher sa disparition. Alors que nous cacher qu'il est encore en vie ça a du sens. Parce que si jamais on le retrouve, on sera encore plus fort, justement, il ne faut pas qu'on le retrouve.
   — Donc tu penses qu'il est en vie ?
   — Oui. Après, c'est possible qu'il ne soit pas ici et qu'on soit vraiment tombé dans un piège.
   — Mais quel intérêt pour eux de le garder en vie alors que c'est un risque pour eux ?
   — ... Je sais pas. Peut-être pour essayer d'avoir des infos sur nous.
   — S'il parle pas au bout d'un an, il va pas parler au bout de trois ans.
   — Oui je sais mais Shinichiro peut aussi leur servir d'appât, d'arme, d'échange de monnaie...
   — Si ça se trouve ils font des expériences sur lui, murmura Sanzu en se redressant.
   — Hein ? Qu'est-ce que tu veux qu'ils fassent comme expériences ?
   — Je sais pas, mais ça serait pas le premier otage à servir de cobaye. Si ça se trouve ils font des expériences scientifiques sur lui, ou alors ils veulent le transformer en monstre...
   Rindo tourna la tête vers son petit ami et le regarda d'un air plein de jugement.
   — Tu te crois dans Hunter Games, demanda-t-il avec sérieux.
   Sanzu sourit et tourna à son tour son visage vers lui.
   — Ben, tout arrive dans la vie. Avec tous les progrès scientifiques et la folie du monde... Si ça se trouve Shin c'est devenu un mutan.
   — Oh oui sûrement, on le retrouvera sûrement sous forme de lézard. Peut-être qu'il mue à cette heure-ci.
   — J'en suis certain... Rin, moi je pense vraiment qu'il n'est pas là, et qu'il n'est nul par ailleurs, finit par murmurer Sanzu.
   — Moi non. Je suis sûr qu'il est en vie. Après, il n'est peut-être pas là, et si ça se trouve il est devenu fou à force de se faire torturer... Mais je suis persuadé qu'il est en vie, et qu'on ne fait pas tout ça pour rien. Il le faut.
Sanzu ne répondit rien et reposa en silence sa tête sur l'épaule de Rindo. Le jeune homme laissa alors tomber sa tête sur celle de son petit ami, et les deux jeunes hommes restèrent ainsi un moment, sans que rien ne viennent briser leur silence.
   — J'ai peur que si Shinichiro ne soit pas là, le gang parte en vrille, dit soudain Sanzu. Surtout Mikey et Izana. Et Wakasa j'ose même pas l'imaginer.
   — Je pense que Wakasa tiendra le coup. Et puis on a eu le temps de s'habituer à son absence alors peut-être que les autres vont aussi pouvoir tenir.
   — Je sais pas. Imagine que non ? Se rendre compte que les espoirs qu'on avait ne servaient à rien ça fait mal... Si on rentre à la maison sans Shinichiro, et que pour lui on a perdu Takeomi et Hanma, et peut-être même Hajime... ça va être terrible. On les aura perdus pour rien tu te rends compte ? Si ça se trouve d'autres vont mourir et ça sera pour rien ! Et ceux qui s'en sortent vont juste être traumatisés. Mikey aura plus aucune crédibilité aux yeux du Bonten, plus personne ne voudra le suivre parce que tout le monde saura qu'on a perdu des membres pour rien-
   — Arrête Sanzu, coupa Rindo. C'est pas le moment de penser au pire, et quoi qu'il se passe, on trouvera des solutions. Et même si on retrouve pas Shinichiro, Takeomi et Hanma seront pas morts pour rien. Ils sont morts pour nous protéger, ils sont partis pour nous, pas pour Shinichiro.
   — Peut-être... Mais moi j'ai l'impression que c'est nous qui les avons tué, murmura Sanzu d'une voix bouleversée.
   Rindo ne sut pas quoi répondre. Que pouvait-il dire après tout ? C'était aussi ce qu'il ressentait. Lui aussi, il avait l'impression d'avoir tué ses collègues, de les avoir blessés. Peut-être pas Takeomi, il n'était pas là au moment de sa mort. Mais il avait l'impression d'avoir crevé lui-même l'œil d'Hajime et d'être en train de lui prendre sa vie. Il avait l'impression qu'il avait lui-même tiré cette rafale de balle dans le corps d'Hanma. Qu'ils l'avaient tous fait. C'était leur sang qui gisait sur leur corps. Rindo revoyait encore l'empreinte sanglante de la main de Kazutora dans celle de Hanma, et il ne pouvait s'empêcher d'y voir un signe. C'était eux qui l'avaient tué, leurs choix, leurs actes, leur douleur, leur peur, c'était tout cela qui avait fini par tuer Hanma. Ils en étaient responsables.
   Rindo avait l'impression que ses mains étaient couvertes du sang de ses amis, et ils avaient beau les frotter l'une contre l'autre, faire couler l'eau de la mer dessus, le sang ne partait pas. Les meurtres de la police étaient devenus ses propres meurtres.
   — J'ai perdu mon frère... et si ça se trouve on va perdre d'autres personnes... Comment on va vivre après ça Rin, murmura Sanzu, la voix serrée par des sanglots.
   — Je sais pas..., murmura Rindo en fixant ses mains ensanglantées. Je sais pas Sanzu...

Criminel de penséeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant