Mon Calvaire

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Les semaines passèrent sans que rien ne change, excepté peut-être que le fossé entre Abel et moi se creusait un peu plus chaque jour. Il allait de soi qu'il m'évite après ce qui s'était passé. Je pense qu'il a eu peur de la différence, comme pal mal d'autres de son genre.

Un matin glacial de décembre, alors que j'attendais que la grille de l'établissement s'ouvre pour me mettre au chaud, Abel arriva emmitouflé dans sa doudoune et se posta simplement à côté de moi sans un mot ni un regard. Je tournai la tête et le l'observai ; sa présence seule me réchauffait, me fit sentir plus léger. Je souris, j'étais serin. Nous étions seuls.

- Je te fais peur ? demandai-je dans un souffle.

- Non.

- Mais... ? insistai-je dans l'espoir d'avoir une réponse à sa froideur.

- Je m'en fous que tu sois ce que t'es, ça ne me regarde pas. Enfin, c'est ton choix et ça ne regarde que toi...

- Oui... ?

- Je veux juste pas que tu t'approches de moi.


Cette simple phrase toute fluide et prononcée dans un calme olympien après une amorce vacillante me fit frissonner d'incompréhension. Pourquoi ? Que lui avais-je donc fais ? Je n'allai pas le manger ! Je n'étais pas non plus nocif, je n'avais pas une maladie incurable ; j'étais juste ... différent de lui pour une raison, toute petite, infime. Je suis humain, je suis un garçon, j'aime les films de baston, les jeux vidéos, les pizzas et ce n'est qu'une infime partie des multitudes de choses que nous avons en commun en tant que garçons (bien que les clichés soient bien présents). Mais en quoi, par tout les saints sacrements, mon orientation sexuel l'effrayait-il autant ? Pourquoi désirait-il soudain couper les ponts avec moi ; nous n'avions eu aucune dispute, aucun différent...

- Mais pourquoi ? Pourquoi ? Je suis plus assez bien pour être ton pote, c'est ça ? rétorquai-je d'une voix tremblante.

- Non. Parce que... parce que c'est comme ça. C'est mieux pour moi, c'est mieux pour toi. Je suis s^r que tu dois me trouver chiant en plus. Alors voilà, maintenant, on n'est plus potes donc tu m'approches plus, point barre.

La froideur de sa voix me glaça jusqu'aux os. Je n'y crus pas, mon erreur ne pouvait pas avoir été aussi capitale, et mon échec, aussi cuisant. Par ailleurs, c'est à cet instant précis que je me rendis compte, à mon plus grand désespoir, que j'étais bel et bien amoureux, et que par conséquent, j'avais bien perdu le pari que je m'étais fais.

- Tu dois avoir tes raisons pour me rejeter comme ça. Je peux juste savoir... ce qui cloche chez moi ? C'est que souvent, les gens ont peur de dire les choses en face, mais je te promets que je dirai rien ; de toutes façons, j'ai pas vraiment le choix, pas vrai ?

Je tournai la tête pour observer cet ange, déçu de ma personne. Il s'accorda un temps de réflexion. Son visage fut crispé par un élan de je ne sais quelle rage, puis il ferma les yeux pour se calmer et reprendre son souffle. Puis, avec la figure la moins expressive de dire :

- Tu es malade. Tu... es vicieux et malade... Ouais, tu pues le vice et le pécher à des kilomètres et moi, je ne peux pas supporter ça. Tu es un poison pour moi et je veux te faire sortir de... ma vie. 

Le ton monocorde d'un apprentissage par coeur fut, a la fin de sa phrase, tromper par un vacillement. Son poing se ferma. Je compris alors qu'il ne prononçais pas ces paroles crève-cœur de son plein gré, et que tout n'était donc pas perdu.

- Dieu a créé l'Homme à son image, répondis-je  alors calmement.

Et, sans attendre de réponse, je franchis la grille qui avait été ouverte.

La journée se passa sans que je ne lui adresse un regard, et ce dans le but d'introduire le remords dans son esprit ;  ce fut de loin l'une des plus horrible des journées de ma vie. Je ne pus croiser ses beaux yeux sévères, ses poignets fins, ses épaules musclées, ses cheveux si sauvages... Aussi bien qu'un enfant à qui on interdit de faire quelque chose, je m'étais interdit de le regarder ; et de fait, aussi bien que l'enfant veut faire ce qui lui est interdit puisque ça lui est interdit, je n'eus jamais autant envie de regarder quelqu'un. Toutes ses qualités physiques semblaient amplifiées en hors-champ. Ma seule envie était de vérifier si son nez était toujours bien au milieu de sa figure. La sentence que je m'infligeait était absurde, mais j'étais bon masochiste.

Tout ça pour qu'à la fin du dernier cours de la journée, en sortant de la salle, celui-ci me bouscule avec la plus franche volonté de me faire mal. Ce simple contact me procura un bien fou, comme si le fait de sentir et de voir son épaule cogner la mienne m'acquittait enfin de la lourde peine que je m'étais infligé. Je souris dans un soupire de soulagement. En le voyant s'éloigné, je pus distinguer son poing se serrer encore. Que s'était-il donc passé dans sa tête pour qu'il s'oblige ainsi à me haïr ?

Une semaine passa sans aucun échange. J'avais l'impression de sentir son regard constamment posé sur moi. Nous jouions désormais le jeu du "je te regardes quand tu ne me vois pas", lui comme moi, chaque jour, chaque cours.

À partir de la deuxième semaine, je me résignais à oublier définitivement le pari que je m'étais fixé ; nous étions tou deux aussi tétû et borné que l'autre, et ce petit jeu ne m'aiderait en rien à le conquérir. J'avais cessé de l'observer, mais pour rien au monde je n'aurais cessé de rêver de lui. Je ne lui parlais plus désormais que pour lui demander occasionnellement une gomme, une règle ou la date. Je sentais toujours son regard vers moi, du moins, j'avais bien envie qu'il le soit. Même sans aucun échange je voulais qu'il me regarde, et le moindre contact, qui pouvait être un simple frôlement dans les couloirs, se répercutait en un immense frisson qui me parcourait tout le corps et m'emplissait d'un désir certain.

Je trouvais l'année languissante, décevante, et triste avec l'hiver, ce qui me plongeait dans un certain malêtre. Je n'avais envie de rien, je voulais juste être avec lui. Je pense que ce fut mon calvaire à moi, ma traversée du désert ; un chemin sans fin, douloureux et sans aucun intérêt. L'ambiance de la demeure ne faisait qu'aggraver les choses. Mon père ne faisait plus attention à moi, nous n'avions plus aucun contact ; je devais prendre mes études en main, seul, vivant dans une autarcie quasi-totale. Je ne parlais jamais de ma situation à Inès et Capucine, qui se préoccupaient pourtant beaucoup de mon humeur pour le moins mélancolique ; par moment, elles arrivaient à me sortir de ma torpeur et étaient bien les seules. Je souffris en silence jusqu'à la fin de janvier, mais je m'apprêtais enfin à sortir des limbes.

Rester digneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant