Vérités précipités

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Les premières semaines étaient destinées à la découverte de la classe, du lycée et du quartier. J'avais découvert des personnes étonnantes et sympathisé avec les deux filles abordables de ma classe, Inès et Capucine. Je m'étais préparé à leur révéler mon homosexualité, mais c'est alors que la première m'avoua son amour pour Abel ; mon Abel, ma proie, ma victime, mon gibier, bref, ma propriété était convoitée par une alliée. Ce fut par ailleurs avec lui que je découvris le quartier dans lequel je vivais ; nous avions désormais une bonne adresse pour passer tout notre temps (principalement pour réviser et passer les heures de perm), un café authentique et très sympa appelé "Le marin" situé à deux pas du lycée.

Un après-midi d'octobre, alors que nous n'avions pas cours d'anglais et que nous nous étions mis à la terrasse du Marin, il nous vint l'idée de parler des filles de la classe, de leur beauté, de leur sympathie, de celle avec lesquelles nous étions les plus proches ; Abel s'était même mis en tête de me caser avec Inès, ce qui me fit doucement rigoler.

C'est alors que, sur le trottoir d'en face, passa un magnifique jeune homme, élancé, brun, les traits fins, l'œil vif, le polo moulant.

- Tu m'écoutes ? demanda Abel voyant que je n'étais plus à la conversation.

- Non... désolé je regardais le mec, là-bas, avec le polo bleu foncé.

- Quoi, qu'est-ce qu'il a ? T'aime bien son polo ? fit-il en buvant une gorgée de café.

- Il est superbe, dis-je sans me préoccuper de mon interlocuteur.

- Ouais, c'est vrai qu'il est beau ; y'a que Lacoste pour faire un truc pareil.

Je le regardai alors surpris et lui sourit, amusé du quiproquo évident : il ne pouvait pas se douter que je parlait de l'homme, alors je décidai de lui expliquer.

- Je parlais du mec, pas du polo, abruti.

- Ha !...

Il s'immobilisa après deux longues secondes d'assimilation. Je pouvais sentir son cerveau en ébullition, se demandant s'il était normal de trouver un homme beau quand on est soi-même un homme ; je semblais même être apte à son raisonnement : un homme aime les femmes, si un homme aime les hommes, c'est qu'il les trouve beaux, si un homme trouve un homme beau, c'est qu'il l'aime, donc il est... gay ! À cet instant de la réflexion, il s'étouffa et mit bien deux longues minutes à s'en remettre.

Dès qu'il eut reprit son souffle, il me regarda droit dans les yeux :

- T'es gay ?

- Hein ? Pourquoi ? demandai-je amusé.

- Pourquoi tu me dis ça, à moi ?

- Pourquoi je te dis quoi ?

- Qu'un mec est beau ! Pourquoi tu me le dis ? insista-t-il encore rougit de son étouffement.

- Bah parce que je m'exprime, c'est tout. Je vois pas en quoi tu arrives à la conclusion que je suis gay parce que je trouve un mec beau ! Quand tu trouves qu'un chat ou qu'un chien est beau, t'es pas zoophile pour autant. Bon bah c'est pareil.

- Mais non, c'est pas pareil ! Tu me parles d'animaux ; moi je te parles d'un mec.

- Et nous on est quoi ?

- Bah des humains, répondit-il avec une moue tellement suffisante et hautaine qu'on eut cru que le monde était esclave de l'Homme, tant sa grandeur n'avait d'égale que l'assujettissement de toute autre forme de vie.

- Et l'Homme, c'est pas un mammifère, peut-être ? Bon passons ; je sens que ça va nous mener nulle part.

- Ouais, fin bref. Donc t'es pas gay ?

Je ne pouvais pas me permettre de lui mentir, tout comme je ne pouvais pas me permettre de lui dire ça comme ça, à froid, ou bien il risquait d'en faire un arrêt cardiaque. L'impasse dans laquelle il m'avait mise me donna furieusement envie de l'empoigner par le col, de le jeter sur la table et de l'embrasser avec fougue, mais je m'en gardai bien et tentai de me retenir de sourire le mieux que je pus pour lancer :

- Et toi, t'es quoi ?

- Moi, je suis 100% hétéro. J'aime que les meufs et y'a qu'elles qui m'attirent. C'est tout.

Le ton de sa voix laissa paraître une conviction et une assurance telle que la réplique semblait presque avoir été apprise par coeur et travaillée un bon nombre de fois... Du moins c'est ce que j'en espérais. Mais un tel naturel ne pouvais être mensonge, alors je conclue la conversation d'un rire forcé et nous partîmes dans un silence pesant. De tous le trajet jusqu'au lycée, je pensai presque pouvoir sentir qu'il me fixait. Il se méfiait à présent de moi, c'était certain, puisque j'étais susceptible de représenter le vice et le pécher. Dès qu'il vit d'autres de ses amis attendre devant la grille du lycée, il s'empressa de les rejoindre et me laissa seul.

L'idée qu'il me fuyait pour se garder une place au paradis me fit sourire. Cependant, le fait-même qu'il s'éloigna volontairement m'attrisa quelque peu. Je commençais à l'apprécier, moi, ce jeune paroissien. Je me pris à penser que ce fut une erreur de lui avoir laisser entendre ce que j'étais. C'était trop tôt, sans doute, et il ne semblait pas une mince affaire de le faire revenir. Mais je ne me faisais pas trop d'inquiétudes pour ça ; après tout s'il respectait la logique propre à l'espèce humaine, s'il est assez curieux, il n'y a aucune raison pour qu'il n'aille pas s'aventurer vers l'interdit. Le but étant pour moi de stimuler cette curiosité, tout en comptant sur le fait que l'adolescence est une période d'expérimentation.
Et puis tout vient à point à qui sait attendre.

Rester digneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant