Au lendemain de cette soirée au bois, j'eus le réveil tardif ; ma douche fut lente, mon petit déjeuner fut manqué et remplacé par un plat de pâtes réchauffé au micro-ondes. Mon père fut réveillé par le bourdonnement du four. Nonchalamment, vêtu d'un simple caleçon Leopoldo, les jambes et le torse velus, et les cheveux en bataille dont quelques mèches grisonnantes gisaient inertes sur le haut de son visage ridé et cerné, l'esprit embrumé, il s'avança ballant dans la cuisine, me décoiffant de sa main en guise de salut.
"'S'est bien passé hier soir ?", bredouilla-t-il en lançant la machine à café.
Sa question me laissa perplexe. Mon père n'avait pas pour habitude de se préoccuper de ce que je faisais. À vrai dire, il n'avait pas même pour habitude de me parler.
"Ouais, c'était sympa.
- Tu devrais pas sortir quand il fait froid comme ça, c'est pas bon pour c'que t'as.''
Quoi ! Voilà qu'il s'inquiète pour moi maintenant ! Vous devez vous dire qu'il n'y a pas de quoi s'affoler, qu'un père, même peu bavard, s'inquiète de la santé de son enfant, mais ça n'est pas le cas de ce père-là. Dès lors qu'il avait retrouvé une femme, il ne s'était plus préoccupé que d'elle. S'il est descendu dans le Sud, c'est d'abord pour ma santé, vous me direz ; moi je vous dirai qu'il a fait d'une pierre deux coup en suivant cette même femme qui se faisait justement muter à Toulon pour son travail. Depuis notre arrivée, il avait dû m'accorder quelques bonjour et bonne nuit et des répliques à titre informatif de type "On sort, ne nous attend pas pour manger" agrémentées de "Ne te couche pas trop tard" sans réelle conviction. Qu'il me pose des questions avec attente de réponses cachait forcément quelque chose ; il ne devait pas être bien... Et sa copine n'était pas là : il avait dû arrivé quelque chose.
- Toi, ça va ? Le boulot, Sabrina, tout ça ; ça va?
Il prit le temps d'enfiler un jogging qui trainait sur le canapé du salon, puis revint et s'assit enfin à la table de la cuisine, en face de moi. Il ne me répondit pas pour autant, mais sa figure s'était noircit.
"Alors ? Ça se passe bien ? insistai-je anxieux.
Il commença par un long soupir déjà lourd de sens et parla le regard fixé sur la table.
- J'ai merdé avec elle. Ouais j'ai dû mal parlé, dire un truc qu'allait pas... Et puis j'avais un peu bu... J'pense que j'ai juste dû la saouler quoi. Elle... elle est pas rentrée ? demanda-t-il enfin en levant la tête, les yeux rouges et une respiration faiblement saccadée qu'il tentait de cacher.
- Non, visiblement elle est pas rentrée, répondis-je hésitant ; je pensais qu'elle était avec toi. Mais elle a pas pu aller bien loin, elle connait personne ici, non ?
- Je sais pas.
- T'as essayé de l'appeler ?
- Non.
- Et t'attends quoi ?
- Je sais pas... Je vais p'être manger d'abord.
Sa mollesse me poussa à appeler sa belle de mon propre téléphone que je posai sur la table en activant le haut-parleur pour que mon père puisse entendre la conversation sans pour autant y participer.
- Biiip... Allo ?
- Sabine, c'est Arèn.
- Ha, salut mon grand. Désolée de ne pas être rentrée hier soir. J'ai travaillé tard et, une collègue m'a proposée de m'héberger...
- Ha.
- Et toi, ça s'est bien passé hier soir?
- Sabine, tu sais papa m'a dit qu'il y a eu un problème entre vous. T'es pas obligé de me mentir, je peux comprendre.
- Ha, dit-elle seulement après un court silence.
- Du coup qu'est-ce qu'il s'est passé ? T'es où, là ; tu rentres quand ?
- Hé bien, finit-elle par répondre dans un entrelacs de lassitude et de mélancolie, figure-toi que ça fait un certain temps que ça battait de l'aile entre ton père et moi. Ça a débuté environ deux mois après qu'on soit arrivé ici. J'avais l'impression qu'il se désintéresserait de tout, de moi, de ce que je lui disais ; d'ailleurs il me parlait de moins en moins, et quand il le faisait, c'était uniquement pour se persuader que ce dont il bavassait faisait sens. Mon rôle était réduit à celui d'une oreille, dans ces moments là. En fait dans chaque situation, il me réduisait à un rôle, mais jamais il ne me prenait toute entière ! Quand il m'embrassait, j'étais des lèvres, mais je ne parlais pas puisque je n'étais pas une voix ; quand je lui préparait sa bouffe, j'étais des mains, et quand on faisait l'amour...Plus elle parlait, plus sa parole accablait mon père de culpabilité. Il avait mis sa tête dans ses mains, recouvrant ses yeux, comme pour ne pas se rendre compte de ses fautes, et tentait de masquer ses sanglots fébriles.
- Si tu veux tout savoir, mon grand, je ne pense pas que je vais revenir. J'en peux plus, il faut me comprendre ; et puis il est allé trop loin hier, beaucoup trop loin. Je veux bien tolérer certaines choses, mais c'était trop. Je t'en parlerais pas - il le fera très bien tout seul - mais voilà, finalement, c'est bien que tu le saches.
- Je vois, je suis désolé, murmurai-je ne sachant trop que dire face à un tel déluge d'informations.
- Mais non, toi t'y es pour rien. C'est moi qui suis désolée que tu sois mêlé à toutes ces histoires. Toi, tu es un garçon formidable, je ne sais même pas si ton père se rend compte de la chance qu'il a d'avoir un fils comme toi, ni même s'il te mérite.
- Bah je sais pas, faut voir. Mais Sabine, du coup t'es où ? Tu reviendras plus ?
- Pour être franche, j'ai rencontré quelqu'un au bureau. On a tellement en commun, et puis j'ai l'impression que ça peut durer avec lui. Il est sérieux, gentil... Enfin bref, hier soir, quand je suis sortie après la dispute, j'ai appelé Bruno - mon collègue - j'étais en pleurs, il est venu me cherché, j'ai dormi chez lui, je lui ai tout raconté, et puis... bah j'ai réalisé que j'avais vraiment plus rien à faire avec ton père.
Il y eut un grand et long silence pesant, rythmé par les sanglots courts qui déréglaient la respiration de mon père. Ce silence berçait l'immense solitude qui semblait avoir pénétré son être, tandis que son âme s'enivrait d'une langueur plus lourde que l'idée de la mort elle-même : l'idée d'un amour perdu. Une violente bourrasque s'écrasa à la fenêtre ; elle semblait être l'extériorisation de son ressentiment à l'instant même où il se leva et se tourna face à cette même fenêtre pour ne pas que je le vois pleurer. La rage qu'il contenait dans ces quelques larmes, étaient l'expression d'un immense remord qu'il avait enfoui et qui refaisait surface, comme ça, malgré lui : celui de ne pas pouvoir garder auprès de lui ceux qu'il aime. Cramponné à l'évier, il laissa coulé, impuissant, les perles de l'amertume.
- Mon grand, t'es toujours là ?
- Oui. Heu... Sabine, je vais devoir te laisser...
- D'accord. Tu sais, je comprends que ça doit pas être facile pour toi d'entendre tout ça, d'un coup... Écoutes, je vais repasser dans la journée pour récupérer mes affaires, comme ça je lui expliquerai moi-même. Tu lui dis rien avant que j'arrive, d'accord ?
- Ouais, ok. Salut.
Je raccrochai. Et puis, machinalement, je me levai pour me coller au dos de mon père et l'enlacer, passant mes bras sous les siens et caressant son ventre. Les yeux clos, en phase avec lui, attendant qu'il se calme, c'était ma manière de lui montrer que moi, j'étais là pour lui. Moi aussi, j'avais peur de le perdre, d'autant que j'appréhendait de plus en plus sa réaction quand il saurait... Il y avait bien plusieurs années que nous n'avions pas été aussi proches ; et je dois admettre qu'à cet instant précis, et à cet un instant seulement, je ressentis un grand soulagement.
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Rester digne
Fiksi UmumBonjour chers amis ! Voici une histoire qu'on pourrait qualifiée de romantique entre deux hommes, un peu à la Roméo et Juliette, mais avec un seul protagoniste qui se retrouve face au dilemme du corps et de l'esprit. Pas mal de remise en question su...