CHAPITRE 4 - Eleonor

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Un tonnerre. Le bruit du monstre qu'était la foule sonnait comme un tonnerre. Eleonor avait toujours été amoureuse du chaos, mais elle ne savait pas encore comment régner dessus, aussi n'était-elle pas particulièrement à l'aise en cet instant. En tant que reine de Shade, la tradition voulait qu'elle prenne la parole pour le passage à la saison des pluies. Tenir un discours, elle savait faire. Mais cette période de l'année, elle l'exécrait. Les gens de son royaume laissaient éclater leur joie et devenaient bien souvent incontrôlables le temps de faire la fête. Rien de bien méchant, mais cette insouciance était profondément injuste et stupide. Eleonor, en tant que dirigeante, n'y avait pas droit, et elle était loin d'être douée pour faire semblant de ressembler à son peuple. Le roi, son ami d'enfance Eden, y arrivait bien mieux. Chacun ses talents, après tout. Lui était doué pour charmer les gens, elle pour prendre des décisions pragmatiques. Ils formaient un duo politiquement redoutable.

Avec un soupir excédé, la jeune femme jeta un coup d'œil dans son miroir en attendant de sortir sur le grand balcon pour prononcer son allocution. Elle esquissa une grimace en constatant qu'elle serrait les mâchoires, comme elle le faisait lorsqu'elle était contrariée. La reine passa ses grandes mains couvertes de lourdes bagues le long de son crâne, faisant et défaisant sa coiffure à l'aide de ses capacités de Façonneuse jusqu'à être satisfaite de son reflet. Oui, les cheveux attachés en chignon, c'était bien mieux. Cela mettait en avant ses grands yeux noirs. Eleonor prit soin de masquer la grande cicatrice qui partait de sa tempe à sa joue et barrait son œil gauche. Elle avait le nez fin et une peau plus pâle que celle d'un fantôme. Posant sur sa tête l'énorme couronne dorée qui seyait à son rang et à la situation – un discours officiel –, elle considéra sa robe, une tenue toute noire bien trop extravagante à son goût. Eleonor privilégiait d'ordinaire les tenues simples. Elle préférait laisser les coquetteries aux vieilles bourgeoises en quête d'attention.

Dehors, elle entendait la voix cassée du roi retentir, étouffée par la grande vitre de la fenêtre du balcon. Elle tâcha de se remémorer son discours afin que sa lecture soit plus fluide : le début n'était fait que des platitudes habituelles du passage à la saison des pluies. Après dix ans à la tête de Shade, Eleonor avait l'habitude. Cette fête avait beau être attendue avec ferveur par une grande partie de la population, elle ne s'y était jamais vraiment intéressée. Après tout, c'était surtout l'affaire des paysans et artisans. Cela ne la concernait pas vraiment.

Elle s'humecta les lèvres. Après son silence respectueux, presque fasciné, la foule se déchaîna en applaudissements fougueux. La jeune femme allait bientôt faire son entrée. Elle tendit l'oreille. La voix de son ami d'enfance s'éleva une ultime fois, amplifiée grâce à une obscure manipulation de la forme et de la matière des bâtiments pour offrir une caisse de résonnance la plus optimisée possible.

— Cher auditoire, merci pour votre écoute. À présent, je vous prierais d'accueillir la reine, Eleonor !

Le chahut de la foule redouble d'ardeur, et Eleonor sortir sur le grand balcon, prenant un air solennel, gardant une démarche lente et fière. Elle prit place à côté de son meilleur ami et lui adressa un signe de tête discret pour le saluer. Lui offrant le sourire qu'il arborait lorsqu'il y avait du public, il s'éclipsa. Eleonor inspira et jeta un coup d'œil à ses feuilles de discours, attendant que les acclamations du peuple se calment. Enfin, elle prit la parole. Sa voix, forte, claironnante, froide, sembla claquer dans l'air sec.

— Nation de Shade, bonjour.

Comme le voulait la tradition, la foule s'inclina pour répondre à la salutation. Personne ne dérogea à la règle, c'était quelque chose dont la jeune femme s'assurait toujours.

— Aujourd'hui nous fêtons le passage à la saison des pluies. Je voudrais, comme chaque année, à l'instar du roi Eden, offrir ma bénédiction aux paysans. Que June, notre dieu, arrose vos terres et fasse en sorte que vos récoltes soient abondantes.

La FaçonneuseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant