CHAPITRE 9 - Solveig

41 12 18
                                    

— Et quelque part au-dessus de nos têtes, l'éphémère, les abysses, le monde tourne à l'envers et nous noie dans son non-sens ; l'éternité me veut alors je fuis, oubliez-moi, pardonnez-moi, laissez-moi l'invisible, je vous donnerai tout ce que j'ai, mais laissez-moi disparaître...

— Arrêteeee, tu me déconcentres !

— Ne me regarde pas, dans ce cas !

Sigrid freina brusquement en se tournant vers la princesse du royaume d'E'kald, Solveig, les mains sur les hanches.

— Facile à dire. Tu es juste sur le bord des gradins et tu m'offres ta meilleure performance de playback pendant mon entraînement, argua-t-ael de sa voix mi-acerbe, mi-amusée par les plaisanteries de son amie.

La jeune fille eut un rire et recommença à gesticuler comme si elle performait sur une scène devant des millions de personnes en délire.

— Comment cela, mon cher ? Vous n'aimez pas la chorégraphie que j'ai créée juste pour vous ?

Dessinant dans l'espace des vagues avec ses bras, bougeant son torse dans tous les sens et roulant des hanches, elle continua :

— Vous m'en voyez attristée et fortement déçue, vous savez.

— Mais arrêteee ! On n'a plus cinq ans ! On dirait un hippopotame qui essaie d'invoquer un démon !

— Oh !

Solveig cessa de bouger pour se figer dans une position caricaturale, la bouche grande ouverte, pour signifier avec humour à quelle point ces paroles l'avaient blessée. Sigrid eut un sourire puis secoua la tête.

— Allez, arrête tes bêtises et vient t'entraîner avec moi.

Il ne fallut pas le dire deux fois à la princesse, qui s'empressa d'enfiler ses patins avant de s'élancer sur l'immense patinoire du palais. Cet endroit était comme sa deuxième maison. Elle avait peu de souvenirs d'enfance marquant qui se fussent passés en-dehors, et patiner était pour elle aussi naturel que marcher.

C'était aussi là qu'elle avait rencontré Sigrid, lorsqu'iels avaient trois ans. Ce moment avait marqué sa vie, c'était une certitude. Aujourd'hui, Solveig n'imaginait pas sa vie sans son amie.

Les deux adolescent·es – ou jeunes adultes, Solveig n'arrivait pas vraiment à le savoir – avaient tout de suite senti une connexion. Leur amitié s'était muée en amour au fil des années, et elles avaient découvert, fait des expériences, ri, dansé, aimé ensemble. Puis les sentiments amoureux avaient fini par s'effacer, mais leur lien ne s'était jamais tari. Ielles étaient toujours les meilleur·es ami·es du monde, ça ne faisait aucun doute. Solveig avait toujours apprécié Sigrid, parce qu'il agissait avec elle comme avec n'importe qui d'autre. Pour lui, elle était Solveig. Juste Solveig. Pas la princesse d'E'kald. Pas un espèce de mythe à adorer ou à haïr pour le symbole qu'elle était. Et c'était réconfortant, tellement réconfortant.

La jeune femme prit de la vitesse et tourna dans tous les sens, s'imprégnant de la musique, faisant fi du froid glacial qui mordait sa peau. Elle s'imaginait vêtue des magnifiques tenues délicates et rutilantes des artistes patineurs qui se produisaient sur cette patinoire et qu'elle regardait avec une attention presque religieuse chaque fois qu'ils lui faisaient honneur de leur présence. Cette grâce dans leurs mouvements, la sensation grisante de la vitesse, de la beauté, du danger, de leur performance... Ça lui faisait oublier qui elle était, le rôle politique qu'elle allait tôt ou tard devoir honorer, tout ce à quoi on la préparait, la conditionnait, toutes ses obligations et toutes ses interdictions, l'obligation d'honorer la religion de son royaume, la pression qui pesait sur ses épaules.

La religion d'E'kald. Vaste sujet. Solveig n'en avait jamais réellement eu quelque chose à faire, pour être honnête. Elle ne savait pas si elle croyait, si elle ne croyait pas. Mais E'kald était un royaume profondément pieux, et ce décalage avec le reste du peuple avait participé à ce sentiment constant d'être à part, à côté de la plaque, comme si elle voyait le monde au travers de lunettes déformantes. C'était douloureux. Et difficile. Comment se faire une place aussi importante que celle de dirigeante quand elle n'arrivait toujours pas à trouver sa place dans le monde ? Les questionnements adolescents de ce type auraient dû s'arrêter il y avait plusieurs années déjà. Était-ce normal de se torturer là-dessus à dix-huit ans passés ?

La FaçonneuseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant