CHAPITRE 5 - Einar

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La colère.

Un coup-de-poing mental dans la chair du brouillard.

Et un grondement silencieux.

Einar referma ses serres sur son bras. Certains jours, plus que d'autres, l'enfermement lui pesait. Même s'il était libre de se balader dans chaque recoin de tous les royaumes du monde, même s'il était libre de s'échapper en s'enfermant dans son esprit quand il le souhaitait, il lui arrivait de sentir que cela ne lui suffisait pas. Son corps était coincé dans sa caverne, prisonnier, rattaché au sacré du lieu, à son essence, à sa magie, qui dormait, enterrée avec lui dans les tréfonds de cet endroit humide. Au loin, le bruit régulier des gouttes d'eau qui tombaient des stalactites offrait une présence, comme un battement de cœur malade.

Pourtant, la solitude revenait, pesante, encore et toujours. C'était l'amie la plus proche d'Einar, et l'avait suivi fidèlement, tapie dans l'ombre, pendant toute sa vie, du plus loin qu'il se souvienne. Il détestait ça.

Mais il détestait encore plus être entouré.

Le dieu tournoya sur lui-même, se délectant du bruit de bruissement que faisait sa robe au contact de l'air. Cela ressemblait fortement aux froissements que faisaient sur les draps de soie les mains des filles avec qui il s'abandonnait à la nuit et lui rappelait sa vie passée. Sa vie d'être humain. Encore un regret à ajouter à son interminable liste de colères.

Dans son ancienne vie, lors de son enfance, il avait vite compris qu'il y avait une barrière invisible entre les autres et lui, quelque chose qui les séparait, les différenciait, les plaçait dans des prisons de verre qui les empêchaient de se rejoindre. Passer outre ces frontières était impossible. Certains le fuyaient, d'autres le haïssaient, d'autres encore l'avaient marqué au fer rouge des bruits qui courent et en avaient fait un démon. Il venait d'un autre univers et évoluait dans celui-ci sans savoir comment il s'y était retrouvé. Grandir avait été une épreuve à chaque seconde. Il avait tout encaissé sans broncher. Mais au vu de ce à quoi ça l'avait mené, allait-il s'en plaindre ?

L'adolescence passée, tout un monde s'était ouvert à lui. Il avait grandi, avançant en solitaire sur les chemins sinueux et retords que l'existence faisait fleurir sous ses pieds. Il ne savait de toute façon pas faire autrement. On l'avait, au fil de sa route, comparé à un loup. Einar n'avait jamais compris ce parallèle, beaucoup trop facile à son goût. Pour désigner les gens solitaires, dans l'imaginaire commun, on les assimilait à ces animaux, alors qu'il n'y avait pas plus soudé qu'une meute de loups. Ce n'était pas de l'ignorance, juste, du déni, le manque de volonté de sortir d'une base collective, parce que c'était ce qui était rassurant, familier. Stupidité manifeste. Le condensé de tout ce qui l'avait toujours débecté. Les repères, c'était pour les faibles. Les repaires, aussi. Einar ne connaissait pas d'autre maison que le vagabondage et l'envie de découvrir le monde.

Il voulait aujourd'hui bien le reconnaître, il avait été un jeune homme utopiste, idéaliste, irréaliste, peut-être un peu naïf. Mais à l'époque où les royaumes et les frontières n'existaient même pas dans les dystopies, voguer au gré du vent et de la pluie sur les sentiers avait été une expérience de vie qui l'avait marqué. Ç'avait été déterminant dans sa construction en tant qu'individu, c'était une certitude. Seul, il pouvait être enfin lui-même sans se cacher, sans avoir à subir les brimades et les rumeurs.

Un jour, il avait décidé de rentrer. Et il avait sans doute un peu trop oublié comment on le traitait, dans son village. À utiliser ses capacités de Façonneur sans que personne ne les voie autrement que comme une malédiction sur le monde, il s'était vite fait remarquer. Se croyant poète maudit, il n'était en fait qu'un des tous premiers êtres d'exception, le tout premier même, mais personne ne l'avait compris. La peur de l'inconnu avait frappé, comme les habitants de son village, les coups avaient plu jusqu'à la mort, et on n'avait plus jamais reparlé de l'être mi-humain mi-Méphistophélès, l'erreur de Dame nature.

La FaçonneuseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant