CHAPITRE 13 - Rune

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— Si de par ta nature de Façonneuse tu sais contrôler les éléments, tout ce qui est matériel, nous te donnerons le pouvoir de façonner l'immatériel. De contrôler la volonté. Les émotions. De plonger au plus profond des âmes. Tu seras plus puissante que les puissants, Aëlys.

Puis tout s'arrêta.

L'esprit de Rune sombra, retombant sur le sol enneigé de sa caverne. Il n'avait aucune existence physique, mais le temps d'un instant, elle crut presque qu'il était devenu matériel. La douleur de la chute mourut pourtant avant même d'avoir pu exister. Bien étrange sensation.

La déesse se releva. Son âme lui semblait engourdie, comme la sensation cotonneuse dans laquelle elle se trouvait lorsque, quand elle était encore vivante, elle émergeait d'un rêve surréaliste.

Elle ne pensa pas, ne ressentit rien, puis tout lui revint peu à peu. C'était fait. Tous les trois, ils s'étaient enfin lancés. Après de trop longs millénaires d'attente, ils s'étaient enfin décidés à choisir une élue. Leur choix avait été difficile, Aëlys n'avait pas un profil tout désigné pour devenir le corps qui leur permettrait de prendre leur revanche sur ce monde qui les avait malmenés. C'était pour cette raison que leurs tergiversions avaient duré longtemps, mais maintenant, c'était fait. La machine était en marche. Une révolution silencieuse grondait sans que le monde ne soit encore au courant.

Mais ce n'était plus qu'une question de jours. Voire d'heures. Après tout, ils avaient dû attendre qu'elle soit en contact avec une magie de Façonneur pour agir. Et il y avait du monde, ce soir-là. Ce n'était pas passé inaperçu. Et les gens n'étaient pas complètement stupides. Dans l'urgence, ils finissaient toujours par trouver des solutions. Et ils ne tarderaient pas à comprendre ce qui se tramait. Alors l'information circulerait à une vitesse vertigineuse, jamais atteinte, pour que l'information arrive à toutes les oreilles.

— Aëlys devra faire preuve d'une extrême prudence, annonça froidement June. Elle va être traquée. Les rois vont penser qu'elle est un trop grand danger pour leur petite souveraineté personnelle – et ils auront bien raison. Nous allons accomplir de grandes choses, assura-t-il.

À force d'observer le monde changer, muter, évoluer, les trois Façonneurs originels connaissaient mieux que quiconque la nature humaine. Ils connaissaient les secrets les plus honteux, la soif de pouvoir, l'hypocrisie, les déchirures, les failles universelles. Et leur histoire avait marqué les mémoires. Alors maintenant, ils le savaient : les trois royaumes du Monde Caché allaient se focaliser sur leur Élue pour la retrouver et faire en sorte qu'elle ne soit plus une menace.

À partir de cette seconde, le monde serait mis sens-dessus-dessous. En faisant ce qu'ils avaient fait, les Dieux avaient délibérément dessiné une flèche dans le dos d'Aëlys, ou sur son front plutôt, et l'avaient hissé au rang de personne la plus recherchée de l'histoire de l'humanité. Si on voulait que des moyens colossaux soient mis en place dans l'immédiat et sans hésitation pour effectuer une tâche, il fallait souvent qu'il y ait une menace contre le confort personnel d'une personne avec de l'argent – dans un système capitaliste – ou du pouvoir, beaucoup de pouvoir, sur tous les aspects de la vie – dans n'importe quel système social.

Et dans quelques semaines, quelques mois, tout au plus, June, Einar et Rune allaient enfin pouvoir sortir de leurs prisons. Le lieu d'errance de leurs âmes. Les lieux empreints de la plus ancienne et de la plus puissante des magies. Le monde allait enfin devenir meilleur. Profondément meilleur.

Quand quelque chose dysfonctionnait trop, il n'y avait pas des milliards de solutions : on détruisait ce qui allait s'écrouler, puis on rebâtissait quelque chose de plus solide à la place. Et c'était ce qu'ils allaient faire.

Gravant dans son âme toutes ses certitudes, tous ses mots, tous ses plans sur la comète, toutes ses envies pour le futur, Rune se lança dans l'activité qu'elle préférait : jouer avec les mots. Les assembler pour qu'ils ne lui appartiennent plus qu'à elle, les rendre mystérieux, se les approprier. Ce poème, elle l'avait écrit dans la mort, il avait été retrouvé, et consigné dans les livres d'histoire. Un des fondements de la légende des Façonneurs, une inspiration de peur. Une prophétie, peut-être. L'annonce qui précédait l'orage.

Oh, l'orage. L'orage serait si fort. Si déchirant. Si assourdissant. Personne n'était prêt pour la révolution qui se tramait dans les entrailles de la terre. Personne ne se doutait encore de rien. Et comprendre que la légende des Façonneurs allait prendre vie serait comme une détonation, comme un coup de canon.

Je hais ce que l'humain a fait du pouvoir
Et pourtant je le veux si fort
Trop de haine
D'une espèce qui détruit tout et fait gangréner
Le monde
Je les hais
Donc je me hais
J'en faisais partie
Mais suis-je encore comme eux ?
Je n'ai plus vraiment de repères
Et pourtant j'en ai mille
Comme autant d'évidences
Je sais qu'il faut changer ce monde
Profondément, aller couper ses racines mêmes
Je sais qu'il faut le débarrasser de ce qui le rend malade
Je sais que le remède c'est nous
Moi, lui et lui, nous, notre magie, notre âme et notre haine
Notre magie, notre âme est notre haine
Les trois ne font qu'un
Et sont pourtant si distinctes
La roue va tourner, le mécanisme est en marche
Notre magie sera invincible tant qu'elle restera la plus forte
Notre ambition n'a plus aucune limite et ne connaît plus de barrières
Nous ferons mourir les frontières
Et reprendrons ce monde qui nous revient de plein droit
Pour ne pas qu'il meure
Après tout, nous ne serons que ses bienfaiteurs.

La FaçonneuseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant