CHAPITRE 12 - Eleonor

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Je n'ai rien à faire là.

C'était cette pensée qui tournait en boucle dans la tête de la reine Eleonor depuis une bonne demi-heure. Elle ne savait pas avec exactitude ce qu'elle avait, ce qui lui prenait. Mais aujourd'hui, ça n'allait pas, justement. Elle ne s'était pas réveillée du mauvais pied, pourtant ; mais à vrai dire, elle ne s'était pas réveillée du tout. Elle n'avait au contraire pas pu dormir de la nuit, et avait décidé de la passer à observer les étoiles.

Pour la première fois de sa vie, elle était même descendue jusqu'aux cuisines du palais. Il n'y avait personne. Elle n'avait jamais cuisiné de sa vie, mais elle s'y était attelée. Eleonor avait renversé de la farine et mis du blanc d'œuf de partout, mais elle avait réussi à confectionner une pâte à gâteau à force de dur labeur. Enfin, ce qui s'en rapprochait. Un jaune d'œuf, beaucoup trop de farine, la moitié d'une plaquette de beurre, une boisson au cacao qu'elle avait piqué dans les réserves, un filet d'huile de chanvre et un peu d'huile de pépins de courge, une quantité astronomique de sucre, et du lait, beaucoup de lait. La couleur du mélange était indescriptible, mais la reine avait passé ses nerfs dans sa confection. Elle s'était même beaucoup amusée. Alors elle l'avait enfourné en prenant soin de rajouter deux pincées de dix variétés de noix différentes, afin de constater par elle-même ses talents de cuisinière. Malheureusement, elle n'avait pas pu mener son projet à bien, parce qu'elle avait laissé brûler son gâteau, et cet échec lui avait coupé l'appétit.

Elle n'avait donc pas mangé de la journée, et son estomac gargouillait, lui réclamant à cor et à cri un peu de pitance. Pourtant, en cet instant, elle n'avait aucune envie de le remplir. Ce n'était pas la faute du gratin de pommes d'air qui fumait dans son assiette en argent, ni de son ami Eden, qui s'était donné du mal pour convaincre les cuisiniers de le préparer, en plus des plats imposés, parce qu'il savait que c'était ce qu'elle préférait. Non, ce n'était la faute de personne, et pourtant, elle en voulait au monde entier, sans même savoir pourquoi.

Elle avait des périodes, comme ça, où elle avait des accès de colère. Et ce n'était pas le repas officiel, en compagnie de trois généraux de l'armée de Shade, pour parler de la guerre pour l'île du Sud et des nouveaux impôts à créer pour couvrir les dépenses pour le matériel militaire, qui allait arranger cela. Elle était attablée avec eux, le roi, ainsi que deux ministres avec une calvitie naissante et le front luisant de transpiration.

Eden parlementait avec l'un des trois militaires, mais la reine n'écoutait plus. Elle n'avait rien écouté, et ce depuis le début, à vrai dire. Elle n'était pas d'humeur. Tout ce qu'elle voyait, c'était une tripotée d'imbéciles qui venait réclamer de l'argent. Un brouhaha sans fond, inutile et ennuyeux. Le regard fixé sur son assiette, elle tentait de l'étouffer, sans succès. Alors, elle se leva de sa chaise brusquement, sans prévenir. Les conversations s'arrêtèrent aussitôt, et tous les regards se tournèrent vers elle, interrogateurs. Elle bredouilla quelques mots d'excuse, ou peut-être pas, à vrai dire, elle n'en avait rien à faire. En tous cas, elle sortit de la salle à grandes enjambées, pestant contre le bruit de tous les bijoux incrustés sur sa tenue, pestant contre le monde entier et sa laideur.

Traversant le palais à toute vitesse, elle s'enferma dans la grande salle de sport, avant de laisser éclater toute sa fureur. Elle agrippa son corset et tira sur les nœuds pour les défaire, se débarrassa de ses colliers, bagues, boucles d'oreilles et bracelets dans un grand tintement de gemmes, se dépêtra avec violence de sa robe avant de la froisser et de la jeter en boule par terre, s'en prit ensuite à sa longue tunique de sous-vêtement qu'elle jeta à l'autre bout de la salle avec véhémence, puis tira sur ses collants jusqu'à les arracher. Durant tout le long, elle poussa des cris de rage. C'était trop. Elle voulait de l'air. Respirer. S'éclipser pendant quelques minutes. Se débarrasser de cet accoutrement trop lourd. C'était trop, trop, trop, trop, trop, trop, par June ! Alors, frappant dans les murs, dans la porte, elle continua de hurler, se défoulant comme elle le pouvait, avant de se laisser tomber, pantelante, sur le sol, vêtue uniquement de ses culottes bouffantes et de restes de son collant en lambeaux. Sa poitrine se soulevait au rythme de sa respiration, d'abord le plus rapidement possible, puis jusqu'à ralentir, presque freiner, offrant une accalmie à Eleonor.

La FaçonneuseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant