Chapitre 4

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Cette soirée est un véritable défilé de moments embarrassants. Entre Bertrand qui n'a pas eu l'air d'apprécier ma répartie et les paroles désespérées de Jean, j'aurais vraiment mieux fait de rester chez moi. Sans parler du fait que je suis entourée d'une centaine d'hommes et femmes en tenue de cérémonie, se délectant des derniers potins de la capitale. Tout ce que j'aime. Ma mère me secoue par le bras, comme pour me ramener à la réalité.

- Ils sont marrants ces rappeurs tu ne trouves pas ? Il paraît que c'est une idée de ton père.

Je n'avais pas remarqué qu'autour de moi, la fête battait son plein. Sur une estrade, les cinq rappeurs que j'ai aperçus une heure auparavant donnent un concert en crachant dans leurs micro et en gesticulant avec leur mains.

- Qui sait, c'est peut-être la crise de la soixantaine qui approche, je crie dans l'oreille de ma mère pour couvrir la musique.

Je me surprends à bouger la tête au rythme de la musique. Il faut dire qu'ils mettent l'ambiance.

Un peu plus loin, même le couple de retraités semble finalement s'être pris au jeu, si on en croit leur danse énergique.

- C'est pour ça que je l'aime ton père, tu sais ?

Même à 25 ans, j'adore voir mes parents amoureux. J'ai grandi dans un monde où l'amour est subjectif, secondaire. Dès mon plus jeune âge, on a essayé de m'apprendre que l'objectif d'une vie se résumait en trois mots : argent, carrière, pouvoir ; que la réussite et l'amour n'étaient pas compatibles. Ma grand-mère me répétait sans cesse « trouve toi un mari riche et de bonne famille mon trésor, c'est très important, tu le comprendras quand tu seras grande » en me faisant à chaque fois un clin d'œil complice. Mais aujourd'hui, je suis grande et je ne comprends toujours pas ce que ma grand-mère essayait de me dire.

Mon attention se porte à nouveau sur la prestation des rappeurs. Ce n'est clairement pas le genre de musique que j'écoute généralement mais ce n'est pas si mal. Un des rappeurs, un grand noir très musclé, capte en premier mon attention. A côté de lui, un type plus petit et plus rondouillard aux cheveux châtains plaqués en arrière et rasés sur les côtés, saute d'un pied à l'autre au rythme de la musique. Il arbore une barbe naissante et porte des grosses bagues en or. Je trouve sa tenue un poil ridicule mais il me fait rire. Il est un peu en retrait et accentue les rimes du rappeur principal. Ce dernier a la tête baissée depuis le début du concert. Ses cheveux sont dissimulés sous une casquette de baseball mais je peux apercevoir un petit chignon brun s'échapper par la languette arrière. Il est plutôt grand et assez mince. Du genre beau à regarder mais pas de quoi casser trois pattes à un canard non plus. Ses épaules sont assez larges même s'il est loin d'avoir le physique d'un bodybuilder. Une allure plutôt passe-partout, en somme. En revanche, il y a quelque chose chez lui qui retient mon attention mais je n'arrive pas à mettre le doigt dessus. Quelque chose dans son allure. À la fois nonchalante et assurée. Une aura mystérieuse se dégage de lui. C'est sans doute dû à l'éclairage. Je le dévisage lorsqu'il relève la tête et croise mon regard. Mon dieu, je retire tout ce que je viens de dire. Ce mec n'est pas du tout "passe-partout". Ses yeux sont étincelants. Je n'ai jamais vu des yeux aussi beaux, un mélange de bleu azur et de vert eau. Sans parler de son regard intense, presque hypnotisant même à une vingtaine de mètres. Il me fixe à présent, un petit sourire en coin, puis fait un clin d'œil presque imperceptible dans ma direction avant de reprendre sa prestation. Je me retourne pour voir à qui il s'adressait, mais il n'y a que quelques hommes bedonnant derrière moi. Visiblement le rap n'est pas la musique de prédilection des millionnaires, même si ce n'est pas le désastre auquel je m'attendais. Je jette un coup d'œil à mon père. Ses petits yeux bleus pétillent et ses pieds s'essayent même à quelques pas de danses maladroits. Il a l'air ravi de son idée. Je me fraye un chemin à travers la foule et lui crie à l'oreille :

- Je suis fière de toi, papa. C'est vraiment une super idée !

Sur le buffet, les verrines avocat-crevettes et les petits fours au foie gras me font de l'œil, lorsque soudain je sens une main se glisser en bas de mon dos.

- Tu es bandante ce soir, murmure une voix à mon oreille.

Une voix que je reconnaîtrais entre mille. La même qui m'a humilié quelques mois auparavant. Un timbre répugnant qui m'a un jour fait me sentir plus bas que terre et qui recommence aujourd'hui. Le père de Jean. Je peux sentir son haleine, son souffle sur ma joue, tellement son visage est près du mien. Un mélange de menthe et d'alcool. Prise au piège, je jette des regards alarmants autour de nous, mais personne ne semble se soucier de ma situation.

- Lâchez-moi tout de suite où je hurle !

- Tu ne diras rien, comme la dernière fois, me répond-t-il en descendant sa main pour agripper mes fesses.

Dans un excès de rage, je le pousse en arrière. Confus, il trébuche et se rattrape de justesse au bras d'un convive. Sans attendre, je plonge dans la foule bruyante. Prendre l'air. Ma respiration est saccadée. J'ai besoin de sortir de cet endroit, loin de cet homme. Les yeux embués par l'émotion, je cherche une cigarette dans ma petite pochette noire. En tirant ma première taffe, je réalise enfin ce qu'il vient de se passer. Je suis folle de rage. Combien de jeunes filles sans défense allait-il agresser impunément ? Dehors, dans le froid de la nuit, je sens la chaleur des larmes réchauffer mes joues. Que faire pour lutter contre cet homme ? En parler à Jean reviendrait à briser l'image d'homme idéal et de modèle que son père représente pour lui. Sa famille ne tient plus qu'à un fil après les scandales médiatiques qu'ils ont dû essuyer, je ne peux pas lui faire ça. En parler à mon père me consolerait mais la situation tournerait mal, j'en suis persuadée.

Les antithèsesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant