Chapitre 1

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Comme tous les samedi midi ou presque, mes parents m'ont invité à bruncher. J'adore revenir dans la maison où j'ai grandi et je me délecte de ma chance. Après tout, combien d'êtres humains grandissent en plein cœur de Paris, dans le 16e arrondissement ? 0,001% ? 0,002, tout au plus.

Chaque pièce, chaque mur, chaque meuble de cette maison me plonge en enfance. Je me revois courir après Kitty, notre petite chatte grise, dans le salon. A chaque fois que mon regard se pose sur le vieux fauteuil rouge au tissu tout abîmé par le temps, près de la bibliothèque, je me revois assise sur les genoux de mon père. Souvent le soir, avant d'aller dormir, je l'écoutais me lire ses auteurs favoris, qui sont devenus les miens par la suite. Il m'a transmis sa passion pour la littérature, assurément. Celle pour l'art m'est apparue un peu plus tard. Durant mon adolescence, je pouvais passer des heures à admirer ma mère peindre devant son chevalet. Elle faisait toujours ça quand papa partait en déplacement, c'est-à-dire environ 8 mois sur 12. Jamais quand il était là. Je n'ai jamais bien su pourquoi.

Je n'ai jamais eu de frère et soeur. Maman ne pouvait pas avoir d'enfant et je sais que la procédure de mon adoption a été longue et épuisante. Mes parents n'ont jamais retenté le coup. Lorsque l'on grandit en étant fille unique, on grandit autrement. Pas moins bien, juste différemment. Je n'ai jamais connu les bagarres; les disputes pour la télécommande; les jeux de société en famille; les câlins tard le soir, ceux qui réconfortent après un cauchemar ou une peine de cœur. J'ai reçu un tas de cadeaux, une ribambelle de jeux en tout genre, mais personne pour y jouer avec. Alors, j'ai appris à m'éloigner de la solitude autrement. Si j'avais un coup de blues, au lieu de me blottir dans les bras d'un frère ou d'une sœur compatissante, j'ouvrais un livre. J'avais la littérature comme seul refuge.

Ma mère s'est vraiment donnée pour préparer ce brunch, comme à chaque fois. Sur la longue table en marbre de la salle à manger reposent des pancakes, des œufs bénédictes, du saumon fumé, des avocado toasts et une multitude de plats qui semblent tous plus succulents les uns que les autres. Mon ventre gargouille à la vue de tous ces mets, et je m'engueule intérieurement de n'avoir rien avalé de la journée, la veille. Ma mère, Katia, nous invite enfin à nous asseoir et je me jette sans attendre sur la nourriture, ce qui me vaut un regard désapprobateur de mon père.

- Iris, tu es sûre que tout va bien ?

Comme tous les week-end, ce dernier a troqué son traditionnel costume trois pièces contre un jean et un polo Ralph Lauren.

- Pourquoi ça n'irait pas, lui dis-je la bouche pleine de toast à l'avocat.

- Tu as des cernes de dix pieds de long, on dirait un zombie. Et tu te jettes sur la nourriture comme une affamée...

Il me dévisage de son regard rieur. Vu de l'extérieur, c'est clair qu'on pourrait penser que je reviens tout juste d'une escapade sur Koh Lanta.

- Désolée, j'ai fait une insomnie la nuit dernière. Je suis un peu à côté de la plaque aujourd'hui.

- Une insomnie ? Tu es contrarié ? Tu devrais venir à la soirée d'inauguration que j'organise ce soir, ça te changera les idées !

Voilà que ça recommence. Mon père à le don pour retourner toutes les situations en sa faveur.

- Je t'ai déjà dit non, papa, rétorque-je froidement.

- Je t'en prie, viens, insiste-t-il de sa voix grave. Cette soirée est importante pour moi, j'ai besoin que vous soyez là ta mère et toi.

J'avale une grande gorgée de champagne dans l'espoir de m'insuffler un peu de courage.

- Papa je n'ai plus dix ans, tu ne peux pas m'obliger à aller à une soirée qui m'ennuie d'avance.

Je déteste les soirées mondaines, et cette fois, je suis vraiment décidé à décliner son invitation. Du coin de l'œil j'aperçois ma mère, les yeux rivés sur son assiette.

- Et puis, tu sais que je suis toujours mal à l'aise dans ce genre de dîner. Souviens-toi la dernière fois. Je t'ai fais plus honte qu'autre chose lorsqu'en trébuchant à cause de mes talons, j'ai renversé mon champagne sur ton associé.

Ma mère laisse échapper un rire, mais se reprend immédiatement en posant sa main devant sa bouche, comme lorsqu'elle est énervée et qu'elle dit quelque chose qu'elle ne pensait pas.

- C'est important pour ton père de renvoyer l'image d'une famille unie, chérie, dit-elle pour se rattraper. Mais toi, Georges, tu ne peux pas non plus forcer Iris à t'accompagner.

- Ce sera l'occasion pour toi de rencontrer des créateurs. Et des photographes, et des mannequins...

- Georges, s'il te plaît. On sait ce que ça donne quand elle rencontre des photographes, ajoute ma mère d'une voix glaciale et je la fusille du regard.

- Mais moi je ne suis pas mannequin papa, dis-je en évitant la remarque de ma mère.

Bien que jolie à ma façon – du haut de mes 1m60- je ne me suis jamais imaginé être une reine de beauté. Au contraire, je manque d'assurance, suis plus que maladroite et mes joues deviennent écarlates à la moindre contrariété. Sans parler de mes cheveux bouclés, digne d'une véritable lionne -surtout au réveil- qui sont indomptables. Peut-être que les centaines de filles qui défilaient chez moi quand j'étais petite afin de rencontrer mon père, directeur d'une grande agence de mannequin, ont joué un rôle dans ce manque flagrant de confiance en moi. Selon ma psy, ce défilé permanent de perfection a développé chez moi de nombreux complexes. Je ne comprendrai jamais comment des filles qui mesurent 20 centimètres de plus peuvent peser 10 kilos de moins que moi. C'est possible ça, scientifiquement parlant ?

Mes parents échangent un regard inquiet face à ma remarque, ce qui me fait culpabiliser un peu. Ils ont conscience que ce n'était pas facile pour moi de grandir dans leur monde, pourtant, ils ont toujours fait en sorte que je ne me sente pas dévalorisé.

Après un long silence gênant, je reprends en soufflant :

- Bon... Je vais y réfléchir, d'accord ? Mais c'est la dernière fois !

Les antithèsesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant