Un silence pesant retomba dans le Labyrinthe d'Émeraude.
L'ossature lourde de la créature demeurait inerte au fond de la grande esplanade, mais la noirceur du squelette semblait l'abandonner, s'échappant en volutes de poussières douces. En peu de temps, celui-ci devînt d'un blanc immaculé. Son odeur infâme subsistait, mais elle avait perdu en force et en épaisseur. Elle n'était plus qu'une vague fragrance au milieu des émanations calcaires.
Varyan était encore estomaqué par son attaque, puis par la mort brutale qu'il avait infligé à l'assaillant. Deux-Miroirs gisait pendante dans sa main, toujours dirigée vers le corps immobile. Il haletait. Ses yeux hagards ne pouvaient se détourner de la créature. Un bourdonnement sourd emplissait ses oreilles et son esprit qui contemplait le silence de la mort.
Après une minute, il s'effondra à son tour sur ses genoux qui heurtèrent brutalement le sol. Il resta là un moment, perdu dans le néant. Derrière lui, Démir n'avait pas attendu pour se précipiter vers ses camarades. Il atteignit Anvir en premier, qui était toujours inconscient. L'homme saignait abondamment de la tête.
Démir arracha une bande de tissu de sa tunique et lui en cercla le crâne afin d'éviter une hémorragie trop importante. Il entendit gémir Fariell, allongée sur le plateau, mais ce n'était pas un gémissement d'agonie. Elle reprenait peu à peu ses esprits, sonnée sans être défaite, et se redressa lentement sur son séant.
« Ma soeur ! cria Démir à son intention. Tu es blessée ?
- Je ne crois pas, répondit Fariell d'une voix étouffée. Je peux me lever.
- Anvir ne reprend pas conscience. J'ai besoin de ton aide ».
L'Antarie blanche se leva péniblement, et une fois debout, son regard se posa sur le squelette livide, avachi en contrebas. Les plaies de ses cuisses étaient déjà en partie effacées. Elle vît ensuite Varyan, déboussolé, aux côtés du cadavre, le fixant immobile.
Elle comprit instantanément ce qui s'était passé, mais se concentra premièrement sur Anvir. Heureusement, sa vie n'était pas en danger. Fariell trouva son sac et en dégagea une poignée de plantes brunes et sèches, qu'elle malaxa avec un peu d'eau avant de soulever le bandeau et de placer la mixture sur la plaie qui rougeoyait sous ses cheveux. Elle le laissa aux soins de Démir, avant d'aller rejoindre Belèn à l'autre extrémité de la pièce.
Deux heures s'écoulèrent avant que les deux cousins ne revinrent, presque simultanément, à la conscience. Anvir avait besoin de repos avant de continuer la route. Chacun avait été plus secoué que dans toute une vie entière, mais ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre, heureux d'avoir survécu à cette dangereuse épreuve. Ils s'écroulèrent ensuite et sombrèrent dans un profond sommeil.
Par une chance miraculeuse, la magie noire de la créature avait détruit la grande porte d'acier qui se tenait derrière la sépulture. Il ne pouvait qu'y avoir une sortie de l'autre côté. Démir et Varyan, qui avait lui aussi retrouvé ses esprits, veillèrent tout ce temps sur les Hommes du Sinebrune, tandis que Fariell s'attacha à étudier cette étrange esplanade, qui en réalité, n'était qu'une partie d'un tout bien plus étrange encore.
Elle s'intéressa tout particulièrement au bloc sépulcral qui surplombait les escaliers. Ses arêtes, autrefois fines et tranchantes, étaient émoussées par le temps et l'humidité, polies en courbes arrondies lui faisant davantage ressembler à un rocher commun. Fariell devina, par une minuscule et régulière fente qui courait tout le long de sa jonction avec le sol, que le bloc ouvrait sur une cavité qui s'enfonçait sous l'escalier, et qu'ainsi, il n'était pas le contenant, mais simplement le couvercle. La pierre était énorme, beaucoup trop lourde pour pouvoir être déplacée, même par cinquante hommes. Sa couleur était d'un noir de jais troublant, presque spéculaire, bien que cabossé et patiné ; sa matière était inconnue, de Fariell du moins, et son contact était aussi froid que les glaces du grand nord.
Belèn et Anvir reprirent peu à peu leurs couleurs. Varyan était presque soulagé de voir Belèn retrouver sa verbe, demandant à plusieurs reprises que l'on lui raconte en détail ce qui s'était passé, tempêtant avec vigueur contre la vile créature qui n'était plus.
Sur le plateau qui s'ouvrait de part et d'autre sur deux vides insondables, Varyan jeta un dernier coup d'oeil au squelette blanc qui ornerait désormais à jamais le labyrinthe. Il voyait pour la dernière fois la curieuse lueur verte se faufiler entre les crevasses et les rainures, et espéra au fond de lui-même ne jamais avoir à la revoir. Il perçut alors le lieu pour ce qu'il était réellement : une poche de ténèbres vide et abandonnée, telle qui devait en exister beaucoup d'autres dans les immenses Terres de l'Est, et il frémit à l'idée de toutes les terreurs oubliées, et plus dangereuses peut-être, qui les habitaient certainement.
Des mots se formèrent inopinément dans son esprit. Il se souvînt du passage d'un adage connu de tous, auquel il n'avait jamais prêté attention. Il était parfois prononcé comme serment avant la bataille, et son âge remontait aux commencements de l'ère des Humains. Sa dernière phrase brilla dans sa mémoire alors qu'ils s'apprêtaient à quitter l'obscurité : « Un jour s'élevèrent les Lumières Silencieuses, et avec elles les derniers chuchotements du monde, et il nous fallut alors avancer au-delà des hurlements, car avec eux viennent l'Ombre et l'Épouvante ».
La grande porte d'acier s'ouvrait sur un passage étroit duquel ne venait aucune lumière, pas même la lueur d'émeraude qui emplissait le reste du labyrinthe.
Varyan se concentra un moment, du fait de son extrême fatigue, avant de pouvoir allumer une flamme dans le creux de sa main. Elle éclaira faiblement les parois lisses du couloir qui s'étiraient loin en avant ; de toute part, des gouttes s'écrasaient au sol en clapotis réverbérés.
Ils avancèrent lentement, en formation serrée, car ils espéraient que c'était là l'étape finale avant la sortie du labyrinthe, mais n'en n'étaient pas tout à fait sûrs. Le dédale noir n'était peut-être qu'un avant-goût de ce qui les attendait plus loin dans les profondeurs.
À leur soulagement, le couloir forma une pente ascendante et montait doucement, comme une colline enfouie sous la surface de la terre. Le dénivelé se fît de plus en plus rude et l'air humide éprouvait les corps épuisés des cinq compagnons. Ils firent une première pause, une heure seulement après le début de la nouvelle marche, et trois autres encore à chaque nouvelle heure.
L'eau leur manquait et ils transpiraient beaucoup, mais ils ne se risquèrent pas à boire l'eau qui tombait du haut plafond, de peur que celle-ci fût infectée par les maléfices qui pouvaient hanter cet endroit. Ils ne parlaient pas, chacun étant trop concentré sur sa propre course pour évoquer ce qui venait de se produire. Les langues pâteuses n'émettaient que de faibles grognements et des souffles haletants. Varyan ne tînt pas longtemps et ils se résolurent vite à devoir avancer dans le noir le plus complet.
Environ dix minutes après la quatrième pause, Fariell s'arrêta tout net.
« Éclaire-moi, Varyan » murmura-t-elle.
Varyan souffla profondément, et sans poser de question, concentra ses toutes dernières forces pour produire une flamme basse et ronde semblable à une petite boule incandescente. L'Antarie s'agenouilla, et se pencha jusqu'à poser son oreille droite au sol. Elle resta ainsi dans cette position pendant une bonne minute, sans bouger ni parler.
Enfin, un sourire se déploya sur son visage.
« Le vent. Il est proche ».
Anvir et Varyan se regardèrent, hébétés. Fariell se releva promptement et s'élança aux devants de la pente. Les autres la suivirent, et tous discernèrent un mince trait de lumière apparaître dans l'obscurité. Leurs derniers pas les portèrent jusqu'à un rocher qui barrait une sortie vers la surface. De son bas droit s'échappait un filet lumineux qui n'était pas obstrué par la roche. Sans effort, ils firent basculer le bloc vers l'avant et il se fracassa en gros morceaux, les nimbant soudain de clarté.
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Le Voyage de Varyan
AdventureLe marché de Grandplace est agité de rumeurs inquiétantes. Des Amaïkh rôderaient dans les landes des Efferen. L'Ordonnatrice Merlyn y aurait disparu. Le royaume voisin s'enfoncerait dans la folie de son roi, Alcimore, progressant un peu plus vers un...