Chapitre 12 - Le Serment des Sinains

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Entre les collines et les forêts circulait un couloir de pierres et de végétation basse qui menait vers le sud ; une bande dégagée calfeutrée entre le bois et la roche. On l'appelait communément le Chemin Gris.

Autrefois, il servait à acheminer des ressources vers la chaîne de Golfang, loin au sud-est des Ghorèzes, lorsque celle-ci était encore en possession du Grand Empire des Tèp. Le passage naturel, long d'environ cent vingt kilomètres, débouchait à l'ouest des plaines désertes du Ghorézian qui séparaient les forêts de Tanmìl et d'Ilùn. Plus au sud s'étendait Medol Avár, l'Orée Extérieure, un désert de landes battues par les vents qui s'étirait jusqu'à l'océan, et n'avait jamais été peuplé par quiconque.

Ils se mirent en route dès l'aube en direction du sud, longeant les collines grises qui se dessinaient à leur gauche, et la lisière des Forêts Hostiles qui courait à leur droite, sans fin jusqu'à la lointaine Baie de l'Altezan. De gros arbres étranges et inconnus déployaient leurs racines contre des monticules égarés, créant des structures bizarres et entortillées dont les tentacules striaient le paysage.

Ils passèrent leur première nuit à la belle étoile, à la faveur du temps clair, bien que les températures fussent froides une fois venue l'obscurité. Ils installèrent leur camp au pied d'une haute colline, protégé du vent par de petits arbrisseaux. Une demi-lune dispensait un halo argenté dans le ciel au-dessus de Yeìta et tapissait les collines d'un manteau d'acier.

Une fois l'heure bien avancée, des fourmillements et hululements résonnèrent au loin dans les bois. Varyan alluma un feu et chacun vînt se blottir autour de l'âtre pour profiter de sa chaleur - hormis Belèn, qui préféra rester un peu en retrait, toujours craintif.

Pour se changer les idées, ce dernier raconta avec enthousiasme de nombreuses histoires de sa région natale. Elles étaient parfois drôles, parfois tragiques, et on ne pouvait lui enlever un talent de conteur qui rendait ses récits absolument captivants. Varyan prit un grand plaisir à les écouter. Cela lui remémora de lointains souvenirs, de belles soirées d'été passées à écouter les conteurs déclamer à Grandplace.

Belèn parla longuement ; il raconta la légende du sorcier Annemor, qui à l'approche des Années Éteintes avait vaincu Arckthab le Profond, que Belèn nommait Mâcktûn, Celui Qui Est Maudit. Il avait payé ce combat de sa vie et de celle de ses quinze compagnons, mais avait ainsi certainement empêché d'atroces supplices à venir. Il imita même le valeureux sorcier, dont le mythe était connu de tous au Sinebrune, lorsque celui blessa le Profond, monstre ténébreux né de la sombre magie du Holtár Nerÿx, et le chassa en direction de l'est, au-delà de l'actuelle chaîne d'Althizar.

Annemor avait ensuite été vaincu dans les confins orientaux, au Plateau d'Alzifur, et ses compagnons périrent avec lui, sauf deux d'entre eux ; ils bâtirent une tombe en la mémoire d'Annemor de l'autre côté des grandes montagnes, car la voie du retour était trop longue pour eux, et leur temps déclinait. Mais surtout, le sorcier avait maudit son âme en utilisant des secrets interdits, et ayant pris une partie de la tourmente d'Arckthab en lui, il ne pouvait revenir sur ses terres et devait demeurer à jamais perdu.

Son histoire était une légende tenace parmi le souvenir des Sinains, bien qu'ils aient depuis longtemps oublié les moyens sinistres qui avaient été les siens.

« Il y a bien des choses qui semblent avoir changé en Sinebrune depuis le temps d'Annemor le Brave, commenta Démir. Même en Endoman, et au-delà, on entend des murmures qui nous apprennent de tristes nouvelles provenant de votre royaume. Est-il vrai que votre souverain, Alcimore, a depuis de nombreuses années perdu la raison au point de martyriser son propre peuple ?
- Et je peux te dire, Démir de Ciellefeu, reprit Belèn qui s'attendait visiblement à ce que la question fût un jour posée, que tes murmures ne correspondent pas à la réalité. Ils en sont bien en deçà ! Il n'y a plus que les riches de la capitale et quelques notables des grandes villes qui le soutiennent encore, car ce sont eux qui profitent réellement de la situation, c'est sûr.
Tous les autres, Anvir et moi-même compris, on a cessé de le croire légitime depuis belle lurette. Y'a que les fous comme lui qui pensent encore que ses desseins sont louables, qu'il est bel et bien investi de la mission divine que son petit doigt lui aurait susurré un beau jour, dans le confort de la Maison des Martyrs11. Car oui, les Royaumes du Nord ont raison de l'appeler Alcimore le Fou, Alcimore le Maudit. C'est bien justifié.
On se souvient tous de la construction de sa maudite citadelle qui a coûté la vie à beaucoup de nos pères et de nos grand-pères. Là où vous vous fourvoyez, vous autres du nord, c'est lorsque vous pensez que c'est un vieillard perfide, mais inoffensif. Il est pas plus inoffensif que ces choses étranges que nous avons croisé depuis qu'on s'est rencontrés.
On dit qu'il a l'oeil sombre et la voix calomnieuse - on le dit seulement, car il ne se montre plus à nous autres depuis quelques années. Ses pensées sont impatientes et la rancoeur agite son ventre ; ses conseillers le craignent, mais lui restent implacablement fidèles, fanatiques et terrifiés.
Ceux qui le contredisent, et pire, qui le trahissent, subissent un sort que je n'envierai pas au plus impitoyable de mes ennemis. On sait peu de choses, mais.. ».

Le Voyage de VaryanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant