Chapitre 6 - Danter Mangetout

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Un homme de taille moyenne, portant une large tunique grise, se tenait droit devant la caverne ; il arborait des cheveux sombres et épais qui dégringolaient le long de ses joues en mèches sales et ébouriffées, cachées par un capuchon noir. Il ne semblait nullement avoir froid malgré la fraîcheur de la nuit.

Une expression étrange lui détraquait le visage : ses yeux n'arrêtaient pas de bouger partout sans jamais se fixer plus de quelques instants sur un même point. Un sourire bizarre et inquiétant lui barrait la face d'un trait grimaçant et il balançait curieusement sa tête de droite à gauche, comme s'il ne pouvait s'en empêcher. Aux abords de la caverne, aucune trace des Amaïkh.

« Je m'appelle Danter Mangetout » se présenta-t-il d'une voix brelottante et disharmonieuse.

Varyan ne pu s'empêcher de dévisager ostensiblement cette allure bizarre, et une impression angoissante ressortait de l'attitude du nouveau venu. Il remarqua que Fariell partageait son sentiment, muette et vigilante. Les yeux de l'Antarie projetaient une méfiance non dissimulée contre l'inconnu, tandis que Belèn le remercia chaleureusement pour son acte de bravoure.

« Ce n'est rien.. dit Danter, tout en esquissant un rire indescriptible. Les Amaïkh ne viennent que très rarement dans la forêt.. Ils connaissent les terreurs qui vivent dans l'ombre des hauts arbres.. Et les redoutent.. Ce qui n'est visiblement pas votre cas.. Je n'aime pas les Amaïkh et je préfère vivre loin d'eux et de leurs horribles coutumes..
Cela faisait longtemps que je n'avais pas vu une Antarie Blanche au sud de l'Istaran.. dit-il soudain en dardant Fariell d'un oeil espiègle, qu'il détourna aussitôt. C'est étrange, mais allons, qu'est-ce qui ne l'est pas ces temps-ci ?
Ma maison n'est pas loin, venez y passer la nuit, et vous pourrez reprendre votre voyage au petit matin ».

Avant que Fariell ne puisse intervenir, Belèn éclata de joie et accepta la proposition pour l'ensemble du groupe.

 « Je ne pensais pas survivre à cette nuit, si en plus on m'invite à dormir et manger ! Cela valait bien la peine de couper quelques têtes. Cette forêt est plus accueillante qu'il n'y paraît ! ».

Tous se mirent alors en marche à la suite de Danter, sillonnant dans le dédale obscur de Tanmìl endormie.

Discrètement, Varyan se laissa traîner à l'arrière et se retrouva aux côtés de Fariell. De tous ces nouveaux compagnons de route, elle était de loin celle qu'il préférait.

Il s'ajusta à son niveau, puis lui glissa doucement :

« Crois-tu que ce soit un piège ? Cet homme me paraît vraiment.. étrange.
- Je n'en suis pas certaine. Il est rare que les humains du sud vivent dans la forêt, à moins d'avoir quelque secrète manigance à y développer. Mais nous sommes nombreux, et il est seul. Je monterai la garde cette nuit et nous décamperons à la première heure du jour. Il n'est pas bon de rester trop longtemps dans cette forêt ».

Varyan acquiesça, rassuré. Fariell reprit, mais sur un autre sujet.

« Que s'est-il passé pendant l'attaque ?
- J'en sais rien.. C'est arrivé comme un songe. J'ai du mal à me souvenir de ce que j'ai fait exactement. Je me rappelle avoir serré fermement le pommeau de mon épée, et ce bracelet de cuivre. J'ai été alors comme happé hors de mon propre corps.
J'ai alors vu l'Amaûkh qui s'apprêtait à me transpercer se faire projeter à plusieurs mètres, puis ne pas se relever. Je n'ai pas pu me contrôler.. J'ai foncé tête baissée sur un autre ennemi et je l'ai abattu avec une férocité que je ne me connaissais pas. C'est la première fois que je tue. J'ai.. j'ai toujours cherché à ne pas user de mon feu pour provoquer la mort ».

Fariell marqua un silence.

« Tuer est un acte qui entaille profondément l'âme de celui qui tue, même lorsqu'il s'agit de sauver sa propre vie. Pour les Antaris, la vie est similaire à une source claire et pure descendante des montagnes, et qui au terme de son voyage se ramifie puis remplit de nombreuses petites jarres qui sont autant de souvenirs, et nous devons alors conserver cette eau du mieux possible pour qu'elle ne puisse être détruite, ou pire, corrompue. Le meurtre est comme une goutte de poison qui viendrait profaner cette eau et hanter la rivière en amont. C'est parfois un mal nécessaire, et dont les ressorts ne sont pas toujours clairs ou justes, mais cela reste invariablement un mal.
Ne t'en fais pas pour ces Amaïkh, si tu te soucies plus de leur vie que de leur chair. Il y a longtemps qu'ils ne sont plus maîtres de leur propre destin. Les combattre et les tuer est en réalité une délivrance pour eux, et c'est leur rendre un peu de leur dignité qui leur a été autrefois cruellement arrachée ».

Fariell jeta un regard songeur en direction de la lame de Varyan puis remarqua que celui-ci semblait plus troublé encore qu'il ne paraissait l'être auparavant.

« Parfois.. parfois, j'aimerais être comme ces arbres, qui restent immobiles derrière mes pas.
- Qui ne le désire pas ? Ils sont la plus belle des créations qu'abrite le monde.
- Je saurais où sont mes racines, et dans quelle direction je pousse. J'attendrais la pluie et accueillerais la brise. Je vieillirais sans plus craindre de blesser ou meurtrir, et la terre serait véritablement mon foyer ; jamais je ne pourrais douter de ma place, de l'eau sacrée qui coule sur mon écorce et de l'arrivée de l'été pour me réchauffer. Ce serait sans doute plus heureux comme ça.
- Ta sagesse est inattendue, mon jeune ami. Sache que même les grands et anciens arbres craignent et angoissent : les haches des marcheurs et les tempêtes du ciel sont leurs fléaux, ils ne peuvent rien faire pour s'y soustraire.
C'est toutefois une pensée normale et heureuse, bien que curieuse pour un jeune homme de ton âge, dont le coeur devrait brûler après la découverte du monde et la joie de l'amour. Ne sois pas trop désireux de retourner à la terre, car nul ne peut savoir ce que le destin prévoit pour elle.
Moi-même, malgré l'âge qui est le mien, et que je préfère taire, je rêve d'être pareille à eux, paisible et silencieuse, et de voir le monde glisser autour de moi sans qu'on me prête la moindre attention.
Cependant, j'ai appris il y a longtemps que c'est là une formidable illusion : nos racines aussi s'enfoncent dans la terre qui est leur mère, et nos épaules ploient sous le ciel vers lequel nous grandissons. N'aie pas trop hâte de vieillir, car le temps rattrape vite ceux qui ressentent trop l'urgence de vivre, et finit par presser les choix de ceux restés trop longtemps indécis.
N'entrave pas ton esprit des sombres images qui sont venues à toi dans ces forêts, et résiste à celle que la peur te fait percevoir. N'efface pas non plus ces souvenirs qui sont tiens désormais, ni la culpabilité qui guette ton coeur ; ils pourront être un jour la force qui te feront baisser la main face à la mort, car ainsi elle n'aura plus à s'exprimer à travers toi ».

« Nous y sommes.. » dit Danter Mangetout de sa voix craquelante.
« Ma modeste demeure.. ».

Après une demi-heure de marche rapide, la troupe déboucha sur une petite clairière baignée d'une pâle lueur lunaire, occupée en son centre par un petit manoir de pierre à l'aspect lugubre et abandonné.

La bâtisse était sertie de deux tours basses qui gardaient l'entrée, typique de l'architecture istarine ; une large porte de bois sans ornement, portée par deux battants de fer rouillés, était solidement ancrée dans la façade sud, composée de blocs de basaltes amenés de Verfang. Des fissures de tailles diverses circulaient contre ses murs. L'édifice paraissait ancien et délabré, comme si personne n'y avait vécu depuis plusieurs décennies. Çà et là, des lierres et des mauvaises herbes s'insinuaient jusqu'à l'intérieur ou grimpait jusqu'au sommet des tours, terminée par des ruines de poivrières sculptées dans les bois de Tanmìl.

Tous y pénètrent par la haute porte, qui semblait en bien meilleur état que le reste de la demeure, pourtant criblée de trous et de brèches. Ils furent accueillis par une large et froide salle, toute de roche façonnée, enveloppée dans la pénombre.

En son centre, il y avait une lourde table de pierre, presque aussi longue que la pièce, et qui avait dû, dans un lointain passé, accueillir nombre de festins et de réunions secrètes. Au fond, quelques braises émettaient un halo rougeoyant dans la profonde cheminée de pierre dont le corps s'élevait jusqu'au plafond.

La demeure paraissait complètement inhabitée et inhospitalière, mais Varyan songea alors que c'était déjà un toit qui les séparait du ciel et de la forêt. C'était mieux de dormir ici que dans les bois où rôdaient peut-être encore les Amaïkh, ou d'autres créatures plus hostiles.

Il s'installa près de la cheminée et s'activa à relancer le feu pour réchauffer la pièce, qui s'illumina doucement d'une lumière plus franche et agréable. Belèn eût un sursaut. Le sinain regardait bizarrement Varyan depuis l'affrontement avec les Amaïkh. Il confondait Varyan avec son feu, et cela ne plaisait guère au jeune homme.

Danter prit place dans un fauteuil en bois poussiéreux et grinçant, couvert de lignes gravées remontant le long du dossier, sans être surpris par le feu de Varyan, ce qui lui paraissait bizarre. Il affichait toujours la même expression déformée, amplifiée à présent par l'ombre des flammes qui dansaient dans le brasier. La lumière lui dévoilait un teint grisâtre, presque fantomatique, et des yeux cernés d'ombres, comme s'il était resté éveillé pendant de nombreuses années.

Le reste des compagnons vînt à son tour s'asseoir autour de la cheminée, se réjouissant de pouvoir y faire griller quelques légumes avec un peu de pain. Ni Fariell, ni Démir ne s'étaient séparés de leurs armes, qu'ils maintenaient bien rapprochées, gardées par des mains crispées.

« Alors, Danter Mangetout, que fait un homme seul dans une pareille demeure, au milieu de la forêt ? C'est une bien étrange maison que la vôtre ».

Danter se redressa dans son fauteuil, l'oeil toujours fuyant.

Il parla en phrases sèches entrecoupées de son rire ineffable :

« Ce soupçon est bien malvenu à l'égard de votre hôte.. Qui vous offre cet abri.. Sans rien vous demander en échange.. Mais je reconnais que je ne m'attendais pas à ce que vous soyez obséquieux avec moi.. Des hommes et une Antarie en armes.. Perdus dans la forêt.. Une chance que Danter Mangetout ait ainsi un toit à vous proposer ! Je vous ai débarrassé d'Amaïkh descendus de la lointaine Silythyn, et cela devrait engendrer votre respect.
Oui.. oui.. oh, j'ai déjà bien eu à faire à eux, si c'est ce que vous vous demandez.. Ces créatures répugnantes.. Et si hostiles.. Les lueurs dans leurs yeux ne glacent-ils pas le sang ? Leur fureur ne fait-elle pas trembler les fleuves ? Leur façon de courber l'échine, plus serviles que des chiens, ne fait-elle pas claquer vos mâchoires ? Je ne me lasserai jamais du plaisir de les massacrer, même si j'ai abandonné ce sport depuis longtemps.. Visiblement, j'ai toujours la main.. ».

À mesure qu'il parlait, l'atmosphère de la pièce devenait de plus en plus pesante, angoissante. Son rire étouffant venait ponctuer chacune de ses phrases d'un pâle et désagréable éclat, suintant de sa bouche comme un affreux bourdon. Son expérience fanfaronnée du combat développa chez Fariell de nouveaux soupçons, mais elle n'en laissa rien paraître.

Malgré l'effort du feu à réchauffer les aventuriers, l'air semblait devenir plus glacial et vicié. Une odeur fétide surpassa peu à peu l'odeur du bois et du charbon, mais aucun, sauf Fariell, n'y prêta une attention immédiate. Démir regardait l'étranger d'un oeil de plus en plus agacé, les pieds fermement ancrés dans la dalle de pierre qui parcourrait uniformément le sol du manoir.

Danter poursuivit :

« Pardonnez-moi.. Je n'ai pas l'habitude d'avoir des invités. Comme vous l'avez judicieusement remarqué, je suis bien seul dans cette demeure, et je garde avec avidité le silence qui règne en Tanmìl.. Ces Amaïkh m'ont.. étonné. Cela faisait bien longtemps que l'on n'avait pas témoigné de leur présence ici.
- Vous avez toujours vécu ici ? demanda craintivement Belèn.
- Oh, non.. non. Mais depuis assez longtemps pour avoir vu tout un tas de choses se dérouler dans ces bois, là où poussent les précieux Santandiers. Il n'y en a plus guère, mais l'ombre des hommes se glissent encore parfois jusqu'à ce coeur inapprivoisé..
- Je devine que vous étiez soldat, auparavant, coupa froidement Démir. Sinon, vous n'auriez pu vous en sortir face aux Cavaliers de Zoga. Et vous ne me semblez pas bien âgé. Sous quel commandement avez-vous porté les armes ?
- Oh.. répondit Danter d'une voix presque menaçante. Vous supposez beaucoup ! Mais vous ne savez pas grand-chose. Oui, j'ai servi ; longtemps, si longtemps que la souffrance devînt impossible à supporter. Plus longtemps que vous ne pourriez le croire.. Mais jamais pour ces rois et ces reines qui se nourrissent du malheur des leurs. Jamais pour les cupides et les arrogants, pour les sachants et les vantards.
J'ai vu la guerre, oui.. Je la désirais, jadis.. Je l'appelais de tout mon être, je brûlais pour elle ! Cette vie passée auprès des vôtres.. Elle m'a contenté plus que ce que je n'aurais jamais pu espérer. Un véritable cadeau que les Humains souhaitent ainsi s'entretuer à l'infini, gorgés de revanche, d'orgueil et d'espoir. Ah.. Mais l'obscur et impitoyable dessein de toute chose n'est-il pas qu'elle périsse de son propre châtiment ? ».

Les mots sortirent de sa bouche dans un flot incontrôlé, comme s'il en disait involontairement trop.

Le Voyage de VaryanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant