Chapitre 1 : Blasphème

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POV : Jacque Bottram

La foule d'habitants entra par petits groupes dans la mairie et s'installèrent sur les bancs mis à disposition pour l'occasion. Devant eux se tenait une petite scène surplombée d'un petit pupitre. Les grandes familles de la ville étaient présentes, certains enfants bien habillés jouaient avec des brindilles près de l'entrée et l'humeur était globalement conviviale.

Tout à coup, la salle fut plongée dans un silence, et mon père, dans son habit élégant du dimanche, se posta devant le pupitre, l'air grave. Je savais de quoi il allait parler. Je savais également les réactions que cela allait créer, tous savaient, mais nul ne parla.

- Chers Amis, habitants de Wester Ord, je vous ai convié aujourd'hui, car vous n'êtes pas sans savoir qu'un événement de plus a eu lieu cette nuit dans le village. En effet, le commissaire Lancelot, apôtre de la Clamshap a été retrouvé démembré devant le temple d'Ord, la façade est encore maculée de sang. Ma pensée vient tout d'abord envers la famille et les proches de la victime.

La grand-mère endeuillée éclata en sanglots sur l'épaule de son voisin de droite. Cette pauvre vieille dame, blanchisseuse de la ville, était respectée et aimée de tous. Qui aurait pu tuer son petit-fils ?

Mon père marqua une pause et échangea un regard avec elle.

- De cet événement de trop, une fois de plus, nous restons impuissants. Notre ville, qui sombre chaque jour plus dans le malheur, peine toujours à expliquer ses mystères. Soyez sûrs d'une chose, j'ai contacté Monsieur le Préfet du comté de Cherbourgs qui viendra en personne avec des patrouilles militaires spécialisées dans les cold case. Les dossiers de tous les homicides seront réouverts et la potence sera utilisée si nécessaire.

Il y eut quelques applaudissements.

Alors que mon père continua son discours, je sortis mon calepin et mon crayon de bois afin de garder une trace de cette scène. Je griffonnai sur le papier rugueux quelques lignes qui peu à peu illustrèrent ce qu'il y avait devant moi. Les lignes inexactes formèrent des murs puis des visages et enfin une robe...

Une robe...

Je plissai les yeux et aperçus une silhouette inconnue dans la pénombre de la pièce, reliée à cette robe. Un morceau de celle-ci dépassait sur la partie éclairée de la pièce, mais je ne parviens pas à voir le visage. Je me levai discrètement et me rapprochai. Je vis plus distinctement deux yeux rougeâtres traverser la pénombre. Alors que je me déplaçai, scrutant le coin de la pièce, les deux yeux semblèrent me suivre sans cligner une seule seconde.

J'aperçus enfin son profil. C'était une jeune femme, à peu près mon âge, elle avait la peau blanche et lisse comme beaucoup de femmes voudraient avoir. Deux grands yeux rouges et un nez très fin et pointu trônaient sur son doux visage. Impossible. Je ne connaissais pas cette femme. Il est assez rare de ne pas connaître quelqu'un dans un village si petit, je ne l'avais même pas vue à Aberdeen.

- Excusez-moi Monsieur Remus, fis-je au vieux boucher assit non loin de moi, savez-vous qui est cette femme ?

Il se déplaça et fronça les sourcils.

- Qui ça ? Madame Shaftesbury ?

- Non, la jeune femme derrière avec les yeux étranges...

- Je ne vois pas de qui vous parlez mon garçon. Je ne vois aucune femme dans cette direction.

Mon sang ne fit qu'un tour.

Je ne la quittai pas du regard une seconde. Ses yeux continuèrent de me suivre.

Je m'approchai d'elle doucement. Elle ne bougea pas et me regarda. Ses expressions respiraient la malice.

- Excusez-moi mademoiselle, nous connaissons nous ?

Elle me regarda de haut en bas et ne répondit pas.

Je crus d'abord l'avoir importunée.

- Je suis navré de vous déranger, c'est seulement que je ne vous ai jamais vu ici, êtes vous d'Aberdeen ?

Elle fit non de la tête.

- Oh intéressant, de Chersbourg peut-être ?

Elle répéta son geste.

- C'est étonnant, d'où venez vous alors ?

Elle hésita, puis sans un mot, elle pointa la fenêtre. Je tournai la tête et je vis l'entrée du cimetière au loin. J'eus un instant d'hésitation et toujours en scrutant la fenêtre, je lui dis :

- Alors vous êtes de Wester Ord finalement, j'avais compris que...

Je n'eus pas le temps de finir ma phrase que la cantatrice Maria Rosalia vint à ma rencontre.

- Allons donc mon garçon, vous êtes bien trop jeune pour parler au mur. Allez donc rejoindre votre père, il vous attend.

- Je ne parle pas seul, je parle avec mademoi...

Je tournai la tête. Plus rien.

La demoiselle assise, c'était volatilisée.

Avais-je donc halluciné ?

Je rejoins donc mon père et la foule devant le temple D'Ord, non loin de la mairie, ou le cadavre avait été rassemblé puis recouvert pour prier. Le Père Sory s'avança et récita son texte sacré :

- Nous Te prions, Toi qui es la Résurrection et la Vie : donne aux morts de reposer en paix dans ce tombeau jusqu'au jour où Tu les réveilleras, pour qu'ils voient, de leurs yeux, dans la clarté de Ta face, la lumière sans déclin. Toi qui règnes pour les siècles des siècles. Amen.

Il y eut un long silence.

Seul le vent parla. Il souffla dans les buissons, balayant feuilles et larmes. L'ambiance macabre avait repris possession des lieux, une fois de plus. Je griffonnai quelques structures de paysage passant en revue chaque visage enseveli par la tristesse. Tous étions vêtus de noir, traduisant esthétiquement notre tragédie. Je représentai les grands chapeaux voilés d'un grillage noir dentelé derrière lesquels les mères cachaient leur désespoir.

Alors que les responsables des pompes funèbres de la ville s'emparèrent des restes de Lancelot ensevelies sous un drap noir, je m'éloignai pour m'épargner cette scène lugubre. Je ne mis pas beaucoup de temps avant de réaliser que j'étais épié. En effet, une vieille dame, transportant un landau boitillait sur le trottoir. Elle me scruta avec insistance.

Habitué d'être observé lorsque je dessine, je vins la voir et lui montrai mon brouillon avec une pointe de fierté, à cet instant, je n'avais pas vu que le landau qu'elle poussait était en réalité vide. Je n'eus pas le temps de parler que j'aperçus son visage lacéré de grands rides creux, surplombé par deux...

...Grands...

...Yeux...

...Rougeâtres et un nez...

...Fin et pointu.

S E P U L T U R AOù les histoires vivent. Découvrez maintenant