S'il y a quelque chose qui a marqué mon enfance, ce sont les goûters de Papy chaque samedi après-midi.
C'est notre moment privilégié. Bien qu'il soit toujours très occupé entre la librairie Fleuret et Anika, il s'arrange toujours pour avoir une heure de libre pour moi le samedi après-midi. C'est une règle immuable et inchangée avec les années.
Papy Gaspard n'a jamais été envahissant avec moi. En fait, il a toujours été plutôt discret en me laissant évoluer à ma guise. La plupart du temps, nous cohabitions silencieusement. Au fil des années, nous avons réussi à trouver un équilibre l'un à côté de l'autre qui nous allait tous les deux. Mais le samedi, c'est notre moment à nous.
Ainsi, quand je rentre de mon cours de danse classique et qu'une odeur de citron mêlé à celle de la chicorée vient emplir mes narines, je sais que c'est le moment.
Papy me laisse parler, en général. Il m'écoute patiemment en buvant sa chicorée. Il intervient, parfois. Quand j'ai fini, c'est lui qui me raconte sa semaine à la librairie et j'adore ça.
Au centre de la table trône toujours un marbré au citron. Je ne sais pas d'où il tient sa recette mais il est délicieux. C'est mon gâteau préféré. Celui de Papy aussi.
Ses moments ne sont qu'à nous. Je les chéris. Je les attends. Moi, je grandis, le temps passe mais quelque chose n'a jamais changé : ce sont les odeurs de citron et de chicorée.
« Ton cours s'est bien passé, Lu ? Demande Gaspard avec un sourire fier sur le visage.
- Madame Aurore dit que je fais les meilleurs entrechats de la section !
- Et elle a bien raison, renchérit-il en posant un doigt sur le bout de mon nez. »
Gaspard est vraiment le plus génial des papys.
Environ une fois par semaine, Oliver se réfugie chez moi à cause des colères de son père. À chaque fois, Marie promet que c'est la dernière mais ça finit inlassablement par recommencer. Oliver pleure beaucoup, ses jours-là. Souvent, il a des bleus au visage. Je fais comme si je ne voyais rien, je sais qu'Oliver n'aime pas quand je le remarque. Je tente toujours de le réconforter, de lui changer les idées sans jamais évoquer ce qui lui arrive. Sa passion du moment, ce sont les pompiers. Les soldats du feu le fascinent littéralement.
Pourtant, depuis quelques semaines, je sens qu'il est différent. La huitième année de notre vie est marquée par notre séparation dans des classes différents. Je déteste l'école juste pour ça. Oliver est mon seul véritable ami et on me l'enlève.
Lui, par contre, il a réussi à se faire de nouveau copain. Ça me rend très jalouse. Désormais, il ne joue plus avec moi dans la cour de récréation. Il ne mange plus avec moi à la cantine. Mais il a l'air de s'y faire : il sourit tout le temps à l'école. Je le sais parce que moi, je le regarde tout le temps.
En revanche, dès que la sonnerie de fin de classe retentit, je retrouve mon Oliver. Il passe tout son temps à la maison. C'est un peu comme si notre amitié devait rester cachée. Ce n'est pas grave, je me console en me disant qu'il n'y a personne sur cette terre qui ne connaisse mieux Oliver Barbey que moi.
Quand Oliver a commencé à me délaisser à l'école, j'ai commencé à développer mon amour pour la lecture. Je passe la plupart de mes récréations à lire dans la cour, assise en tailleur sous le préau. Chaque semaine, Papy me donne un nouveau livre. Je crois que mon préféré de tous, c'est le Petit Prince. Je l'ai amené trois semaines de suite.
Et, un matin, j'ai rencontré Louise. Enfin, rencontrer est un bien grand mot. Je la connais depuis que j'ai commencé la danse, elle est dans la même section que moi au conservatoire. Je l'ai repéré dès le premier jour : elle est un brin plus grande que moi et elle a des cheveux magnifiques : ils sont blonds et bouclés là où les miens sont bruns et raides. J'adorerais avoir ses cheveux.
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Citron & Chicorée
RomanceJ'avais douze ans lorsque j'ai su que j'étais amoureuse d'Oliver. En réalité, je crois que cela remonte à bien plus longtemps que cela mais il y a des choses que l'enfance nous empêche de ressentir pleinement. Lui et moi avons partagé un coin de rue...