Elizabeth respirait bruyamment tout en continuant de pétrir le pain. Les douleurs montaient, broyant ses reins et son large ventre. Ses doigts boudinés s'enfonçaient un peu plus dans la pâte à chaque fois, comme pour s'ancrer davantage dans la tâche qui occupait ses pensées. Faire du pain. Pétrir, encore et encore, avant de laisser la boule reposer au fond de la jatte. Ne pas se préoccuper du mal qui la rongeait de l'intérieur depuis des mois. Refuser de penser à ce qu'elle devrait faire, tout en étant prête. Prête à le refaire. Encore une fois. C'était un cauchemar, mais elle n'avait pas le choix.
Elle reprit la boule en main, la malaxa en serrant les dents de souffrance. Un liquide chaud ruissela entre ses jupes, l'obligeant un instant à prendre appui sur l'épaisse table en bois brute que son mari avait fabriqué au début de leur vie commune. Elle hésita à s'assoir sur l'une des deux chaises, mais resta debout. Il fallait finir de préparer le pain. Lorsque John rentrerait éreinté de sa journée, ils auraient au moins une miche de pain et des œufs à partager. Elle reprit son travail quotidien, ignorant le poids qui paraissait broyer son bassin sur son passage. Elle inspira profondément, nota vaguement qu'elle avait de plus en plus envie que cette chose sorte enfin de ses entrailles, puis moula le pain en boule avant de le placer dans la jatte. Elle essuya ses mains couvertes de farine sur son tablier déjà sale, attrapa un torchon à peine plus propre sur le dos d'une chaise, le trempa sommairement dans une bassine d'eau, puis recouvrit la jatte.
Son poing se planta violemment dans la table alors qu'une nouvelle contraction la pliait en deux. Elle serra les dents à s'en briser les molaires, le souffle coupé. Cela allait plus vite que la première fois. Tant mieux. Les prémices de l'hiver approchaient, la nuit tombait de plus en plus vite, John allait rentrer tôt. Il fallait que tout cela soit fini avant son retour.
Elizabeth se redressa, son double menton tremblant sous la douleur. Elle s'empara d'un épais châle et sortit de la cabane que John leur avait construite, au fond de la forêt. Elle ne pouvait compter sur personne ici. Le premier village était à plusieurs jours de marche. Quoi qu'il arrive dans les prochaines heures, elle le gèrerait seule. Sans accoucheuse. Sans amie. Et surtout sans john. D'un pas lourd, elle se dirigea vers la seconde cabane, plus étroite, dans laquelle son mari rangeait ses outils de bûcheron. Appuyées sous une avancée, de larges bûches attendaient d'être réduites à la bonne taille pour entrer dans l'âtre de leur demeure. Plantée dans l'une d'elle, une lourde hache reflétait les rayons rasants du soleil. Elle éblouit Elizabeth un court instant, comme pour tenter de la détourner de son objectif. En vain.
La femme dut s'arrêter une fois de plus, grimaçant de douleur. Elle attrapa des deux mains le le bâti de la porte de la cabane et sentit ses jambes ployer légèrement sous son poids. Pourtant, quelques secondes plus tard, la douleur avait reflué. Elle inspira, haletante, le cœur battant comme si elle avait couru plusieurs minutes, ce qui ne lui arrivait jamais à cause de sa corpulence.
Elle poussa la porte du cabanon et avisa immédiatement la hachette posée sur un petit établi. Ses doigts épais se refermèrent dessus avant qu'elle ne fasse demi-tour. Un coup d'œil circulaire lui confirma qu'elle ne pourrait pas aller bien loin avant d'accoucher : John n'avait pas dégagé un grand espace autour de leur maison. Cependant, elle ne pouvait pas faire ça à côté de chez eux : son mari risquait de se douter de quelque chose... Elle allait devoir pénétrer dans la forêt, encore une fois... Elle inspira, sentant une nouvelle contraction monter, et prit appui sur le cabanon pour résister. Un râle lui échappa. La douleur reflua une nouvelle fois. Elizabeth s'élança vers la forêt. Elle n'avait pas le choix. Mieux valait croiser un ours que le regard empli d'incompréhension et de dégoût de John...
Luttant contre la douleur, ses jupes ramassées dans une main et la hachette dans l'autre, Elizabeth pénétra la forêt sur une cinquantaine de mètres avant de s'écrouler, vaincue, au pied d'un large pin. Elle aurait aimé prier, comme sa mère le lui avait appris lorsqu'elle était enfant, mais ne se le permit pas. Dieu devait lui avoir tourner le dos depuis longtemps. Seul le Diable pourrait l'entendre. Et même si elle était certaine de le rencontrer un jour, elle ne s'abaisserait pas à lui demander quoi que ce soit. Personne ne lui avait jamais fait la charité, et le seul qui avait trouvé quelque chose de beau en elle, c'était John. Il était désormais la seule chose qui comptait dans sa vie. Une vie rude, où il partait tous les matins couper des arbres immenses pour des patrons ingrats et une paye de misère, une vie où il devait aussi travailler le dimanche pour réparer la maison ou leur faire gagner quelques dollars supplémentaires... John faisait sa part, ne se plaignait jamais lorsqu'il n'y avait que du pain et des œufs au repas, et la faisait passer avant tout. John l'aimait. Même s'il ne le lui avait jamais dit. Et elle l'aimait en retour, le lui prouvant à travers tous ces actes de la vie quotidienne qu'ils partageaient. Elle prenait soin de lui. Elle faisait en sorte qu'il récupère suffisamment de forces pour retourner travailler le lendemain. Et elle s'arrangeait pour qu'ils n'aient pas une bouche supplémentaire à nourrir.
La femme poussa un cri alors que ses entrailles se tordaient violemment pour expulser cet être dont elle ne voulait pas. Ses ongles ripèrent dans la terre grasse, elle prit une large inspiration et poussa de toutes ses forces.
Quelques instants plus tard, à bout de souffle, Elizabeth entendit un gargouillis entre ses jambes. Il était sorti. Le cœur au bord des lèvres, elle ravala ses larmes, la tête rejetée en arrière. Un cri brisa le calme de la forêt. Par réflexe, Elizabeth rabattit vivement ses jupes sur la tête du nourrisson pour le faire taire... Tout son corps tremblait d'épuisement et de terreur. Il fallait le faire. Vite. Ne pas réfléchir. Cela faisait peut-être deux heures qu'elle était partie, le pain avait dû pousser dans la jatte : elle devait aller voir !
En prenant appui sur le tronc rugueux, elle se redressa lentement, agrippant toujours la hachette. Elle sentit le nourrisson rouler à ses pieds. Une nouvelle contraction la saisit. Le placenta. Voilà, tout était fini. Elle allait pouvoir retourner s'occuper de son pain. Elle se baissa pour saisir le nouveau-né dans sa large pogne. Elle le prit par le dos, refusant de détailler les traits de son visage, de croiser son regard, ou même de connaître son sexe. Il n'était pas à John et elle. Il n'était qu'une épreuve de plus dans cette vie de misère.
Hermétique aux glapissements de son enfant, Elizabeth avisa une souche à quelques pas d'elle. Dans un état second, elle reconnut vaguement le lieu de ses précédents infanticides. Elle plaça le nourrisson à plat ventre contre le bois dur et raffermit sa prise sur la hachette. L'image de son premier crime se superposa un instant à celle de son nouveau-né. Des jumeaux. Deux petits garçons. Enterrés à quelques pas de là.
Un haut-le-cœur lui indiqua qu'elle risquait de ne pas aller au bout de son geste. Elle ferma les yeux, les lèvres pincées. Ses doigts s'enfoncèrent dans les côtes de l'enfant qui cria de nouveau. La hachette s'abattit sur son cou, comme s'il se fut agi d'un simple poulet. Un cri de désespoir, violent et court, s'éleva dans la forêt.
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Le baiser des ténèbres
HorrorQuand l'errance se transforme en cauchemar, où se situe la frontière entre la peur et la réalité ? Voici "Le baiser des ténèbres", le dernier thriller psychologique de Karine Carville, qui entre désormais dans l'arène horrifique. En pleine excursion...