– C'est vraiment bizarre de collectionner tout ça, tu ne trouves pas, Mathou ?
La jeune femme préféra hausser les épaules et botter en touche. Qu'aurait-elle pu répondre ? Aller dans le sens de Tristan en lui disant que les objets de ce qu'ils avaient baptisé « le cabinet de curiosités » appartenaient sans doute à une personne perturbée ? Et donc lui mentir ? Ou lui avouer combien tous ces objets la fascinaient, et qu'ils portaient sur eux la trace de leur passé, un passé qu'elle pouvait percevoir tout autour d'elle ? Non, il était hors de question de mentir, et encore moins de revenir sur le fait qu'elle parlait souvent de la sorcellerie.
– Regarde-moi tout ce foutoir : je ne trouve pas un truc qui ne fasse pas peur ici.
– T'abuse un peu, tout de même, contrecarra la jeune femme. Vois cette pièce plutôt comme un grenier, un endroit où tu amasses les objets des générations précédentes. Je suis certaine que si on prenait le temps, on pourrait reconstruire tout le passé de la famille de celui qui vit ici.
– Tu crois vraiment que tout ceci est le passé familial de quelqu'un ? Genre, il a un ancêtre médecin qui lui a refilé ses planches d'anatomie, une vieille tante sorcière, et... tiens, une jeune fille à qui on a coupé les cheveux pour la première fois ?
Mathilde ne put s'empêcher de sourire en voyant Tristan brandir une longue tresse blonde.
– Propose à Tyler de la prendre pour se mettre des rajouts, suggéra-t-elle.
– Mais t'a raison, c'est la bonne couleur de cheveux !
Leurs rires fusèrent dans la pièce alors que Tristan reposait la tresse là où il l'avait prise. Ils continuèrent d'explorer les rayonnages, découvrant des objets de différents cultes posés sur des livres documentaires qui traitaient des savoir-faire survivalistes et de petites figurines démodées. Mathilde fut la première à remarquer la hachette qui trônait au-dessus du manteau de la cheminée. L'arme était parfaitement entretenue, tout comme les pistolets d'époque sur lesquels ils étaient tombés ou encore la carabine bien plus moderne du rez-de-chaussée.
– Il doit aimer la chasse, avança Tristan, planté devant l'âtre.
– Sans doute, répondit distraitement Mathilde en sortant un cadre à moitié dissimulé derrière quelques réveils anciens.
Elle tendit l'objet devant elle, l'orientant pour profiter de la faible lumière du lampadaire. Il s'agissait bien d'un article de journal datant de 1894. Elle se mit à lire la Une à haute voix.
C'est avec une curiosité mêlée d'effroi que je suis arrivé devant le tribunal de Juneau où se tenait ce jour le procès pour infanticides multiples d'Elizabeth Henriet Tanaraq, née Smith, femme du bûcheron John Tanaraq dont les origines familiales dans la région sont connues et appréciées de tous.
J'ai vu Elizabeth Tanaraq, grosse femme bouffie par l'âge, la vie rude et les remords, se présenter devant les jurés sans trembler un instant face aux chefs d'accusation énoncés.
J'ai vu son mari, John, blêmir un peu plus à chaque fois que l'emplacement d'un nouveau cadavre de nouveau-né était révélé à la cour. L'enquête a déjà pu prouver que John n'était en aucun cas au courant des agissements de sa femme qui, à chacune de ses grossesses, a sauvagement décapité ses bébés avec la hachette de son époux.
La rudesse de ce pays, ses longs hivers et le manque de nourriture qui sévit parfois dans les familles n'ont pas été des éléments retenus par les jurés lors des explications fournies par Elizabeth Tanaraq.
Après seulement deux heures d'entretien, et sous les huées de la foule, la femme a été reconnue coupable d'un double infanticide sur ses enfants premiers nés, des jumeaux qu'elle a enterrés à quelques pas de leur demeure. Puis, elle a reconnu et a été jugée pour quatre autres infanticides survenus dans les dix années qui ont suivi.
Tous les cadavres n'ont malheureusement pas pu être retrouvés par les services de police, ces derniers soupçonnant que des animaux sauvages aient pu en déterrer certains.
Cette terrible et effrayante histoire se conclura le 24 avril 1894 par la pendaison d'Elizabeth Tanaraq, sur la place publique de Juneau.
J'ai une pensée émue envers son mari qui va désormais devoir vivre en sachant que, s'il avait été plus attentif, peut-être aurait-il pu deviner les grossesses de sa femme et éviter le pire.
William Blueberry – Journaliste au Petit Quotidien
Mathilde releva la tête et croisa le visage pâle de Tristan.
– Ça va ?
– Je... Oui... Cette histoire... Elle m'a rappelé mes frères...
– Tu as des frères ? Je ne savais pas...
– Non, je n'en ai plus, mais j'en ai eus. Des jumeaux. J'avais deux ans quand ils sont morts...
– Tous les deux ?
Tristan opina tristement en reposant un chapelet en bois.
– Oui. Et ça va te paraître bizarre, mais je me souviens du jour de leur mort. Pourtant, je sais que ce n'est pas possible parce que je n'avais que deux ans...
Mathilde resta pensive un instant avant de décider de questionner plus avant le demi-frère de Jeanne.
– De quoi tu te souviens ? souffla-t-elle.
Le jeune homme baissa la tête, perdu dans ses souvenirs.
– Des cris. Ils pleuraient. Et puis, plus rien...
Un silence pesant s'abattit dans la pièce, plus rapidement que la hache d'un bourreau.
Mathilde considéra la pièce autour d'eux d'un œil neuf. La mort. C'était cela qui régnait dans cette maison. La mort. Sous toutes ses formes, à tous les âges.
à suivre...
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Le baiser des ténèbres
HorreurQuand l'errance se transforme en cauchemar, où se situe la frontière entre la peur et la réalité ? Voici "Le baiser des ténèbres", le dernier thriller psychologique de Karine Carville, qui entre désormais dans l'arène horrifique. En pleine excursion...